Entretien avec Jean-Marc Vivenza sur « L’Esprit du Saint-Martinisme et la Société des Indépendants »

« La véritable génération à laquelle l’âme humaine est appelée aujourd’hui, est tellement sublime qu’il ne serait peut-être pas à propos d’en parler encore. Néanmoins, disons en passant que l’âme humaine n’est appelée à rien moins qu’à engendrer en elle son Principe divin lui-même… » 

L.-C. de Saint-Martin, L’esprit des choses, « De la génération des âmes » (1800).

Dans un entretien accordé au printemps 2016 à la revue Ultréia [1], Jean-Marc Vivenza signalait, au titre des sociétés de prière cultivant une « distance d’avec les formes », que « l’une des plus dignes d’intérêt dans cet ordre de « transcendance pieuse », est celle-là même dite « Société des Intimes », ou des « Indépendants », conçue par Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) au XVIIIe siècle dans le climat de l’illuminisme européen, et dont il annonçait : « Cette ‘‘société’’ n’a  nulle espèce de ressemblance avec aucune des sociétés connues » ; rajoutant : « C’est cette ‘’société’’ que je vous annonce comme étant la seule de la terre qui soit une image réelle de la société divine, et dont je vous préviens que je suis le fondateur.» (L.-C. de Saint-Martin, Le Crocodile, Chant 14 et 91, 1799). »

Dans L’Esprit du saint-martinisme, récemment édité à « La Pierre Philosophale » [2], Jean-Marc Vivenza revient sur les « fondements spirituels » de cette « œuvre de sanctification » que constitue, par-delà les temps, cette « fraternité », silencieuse et invisible, « cercle intime des pieux Serviteurs » répondant à la volonté initiale de Louis-Claude de Saint-Martin, et au sujet de laquelle l’auteur a eu l’amabilité de nous accorder cet entretien.

–  E N T R E T I E N  –

– Préalablement aux questions qui, ici, font l’objet de nos préoccupations, pourriez-vous nous préciser quels ont été le projet et l’intention, à l’origine de cette édition imposante que constitue votre dernier ouvrage ?

Paradoxalement, cet ouvrage ne provient pas d’une intention personnelle, mais a pour origine l’idée, pertinente au demeurant, de Diego Cerrato, Président du G.E.I.M.M.E. (Grupo de Estudios e Investigaciones Martinistas & Martinezistas de España), de regrouper de nombreux textes qui avaient été rédigés et diffusés en différentes circonstances depuis plusieurs années, mais devenus au fil du temps peu accessibles, pour en faire un livre à part entière portant sur « L’Esprit du saint-martinisme », car c’est bien d’un « Esprit » dont il est question et de façon d’ailleurs éminemment caractéristique, livre qui fut tout d’abord publié en 2019 en castillan, chose suffisamment rare et qui mérite d’être signalée, par les éditions Manakel situées à Madrid.

La dimension imposante de cet ouvrage, près de 600 pages, s’explique donc par l’abondante documentation disponible en matière de recherches éparses, discours, exposés, communications, conférences, etc., jalonnant l’histoire de l’émergence d’un courant dit effectivement « saint-martiniste » pour se distinguer du « martinisme » papusien – et non pas « saint-martinien » (sic), terme en vogue dans les études de lettres classiques et les sphères universitaires traitant de Saint-Martin, milieu cependant dénué de toute perspective initiatique et faiblement, pour ne pas dire aucunement, pertinent en matière de spiritualité, sans référence aucune avec le courant issu de l’Ordre fondé par Papus, ce qui évidemment n’est pas le cas du « saint-martinisme » qui n’a jamais renié, ni ne cache non plus, sa filiation « ésotérique » mais, au contraire, la revendique pleinement, tout en ayant voulu et continuant à œuvrer en ce sens, à la « réformer » -, qui souhaita, dès sa fondation, revenir en fidélité à l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin, largement incompris et singulièrement oublié depuis la diffusion au XVIIIe siècle des écrits de celui qui signait simplement ses travaux du nom du « Philosophe Inconnu ».

– En quoi, précisément, et puisque le titre de l’ouvrage les associe, « l’esprit du saint-martinisme » est-il indissociable, ou pour le moins lié, à la vocation de cette « Société des Indépendants » qui, chez Louis-Claude de Saint-Martin, semble désigner cette « Église véritable des Saints », si caractéristique du courant théosophique européen ?

Afin de percevoir le lien qui unit « esprit du saint-martinisme » et la « Société des Indépendants », entendue par Saint-Martin comme étant « l’Église véritable des Saints », il faut se pencher un instant sur les sources du Philosophe Inconnu, ce qui permet d’expliquer par ailleurs la plupart de ses positions théosophiques et mystiques, et évite de commettre bien des erreurs et contre-sens à propos de sa pensée.

En effet, le théosophe d’Amboise, à une période où les thèses théosophiques circulaient en Europe, fut fortement marqué par les écrits et la spiritualité de ce qu’il est convenu d’appeler « les disciples anglais de Jacob Boehme » ou « Philadelphes » – à savoir Jane Lead, John Pordage, Gottfried Arnold et surtout William Law, comme en témoigne éloquemment d’ailleurs sa lettre à Kirchberger de juillet 1792, dans laquelle Saint Martin conseille à son correspondant la lecture de deux ouvrages, qui lui ont fait « beaucoup de plaisir surtout le deuxième », c’est-à-dire celui de Jane Lead, portant « sur la voie intime et secrète » de l’Église intérieure [3].

Rappelons d’autre part, afin d’écarter diverses méprises, que cette étroite proximité avec les auteurs anglais et le courant des Philadelphes, ne provient pas uniquement des déclarations de Jean-Baptiste Modeste Gence, comme certains le croient à tort en l’affirmant un peu rapidement, mais est explicitement confirmée par Jacques Matter, biographe de Saint-Martin, époux de la petite fille de Frédéric-Rodolphe Saltzmann dont on sait les liens intimes avec le Philosophe Inconnu, qui soutient :

William Law (1686-1761)

« À côté de ces attraits l’Angleterre en offrait d’autres à Saint-Martin : une suite notable d’écrivains mystiques, depuis Jane Leade, élève contemporaine de J. Boehme et fondatrice de cette Société philadelphienne qui eut des affiliations dans tout le nord de l’Europe, jusqu’à William Law, traducteur du célèbre philosophe teutonique, ou plutôt auteur d’une nouvelle édition de la traduction anglaise la plus ancienne de ses œuvres. William Law, ministre anglican, se faisait remarquer précisément à cette époque par la tendresse toute mystique qui respirait dans ses publications morales et religieuses ; et dans un pays où régnaient encore une foi ardente et une grande piété au milieu des bruyantes attaques des libres penseurs, un écrivain d’une si haute mysticité dut rencontrer de vives sympathies. Law jouit de cet avantage. Animé de tous ces sentiments de foi pénitente et d’humilité évangélique auxquels Saint-Martin lui-même s’appliquait en sa qualité de missionnaire chrétien, la propagande de Law avait en Angleterre un succès très-éclatant. C’était celle-là même que Saint-Martin faisait en France. Elle inspira le plus grand intérêt à l’auteur du livre des Erreurs et de la Vérité, et Saint-Martin aurait pu signer, sinon l’Esprit de la prière, du moins l’Appel aux incrédules, de Law, comme Law aurait pu signer les pages de Saint-Martin. Les deux théosophes se lièrent étroitement, et si Law conçut pour son noble visiteur une tendre affection, Saint-Martin cita volontiers à ses amis le nom ou les écrits de son frère d’outre-Manche [4]

Ainsi, les thèses sur « la vie de l’assemblée invisible en esprit » de Jacob Boehme, à l’école duquel Saint-Martin se plaça avec enthousiasme, et qui n’est pas pour rien désigné comme étant le « Père de l’Église intérieure », se retrouvèrent sous la plume de ses disciples anglais, et furent adoptées par le Philosophe Inconnu qui se positionna clairement dans ses principaux livres en faveur de « l’Église véritable des saints », c’est-à-dire l’assemblée des âmes régénérées et purifiées, libérées des formes et cérémonies « extérieures » pratiquées par les diverses églises institutionnelles (les nombreux passages en ce sens du Ministère de l’homme-esprit (1802) sont absolument démonstratifs à cet égard), établissant un parallèle entre la « société céleste des élus », notamment dans son poème épico-magique, Le Crocodile, ou la guerre du bien et du mal arrivés sous le règne de Louis XV (1799), dans lequel est signalée l’existence d’une « Société » placée sous l’autorité de Madame Jof, c’est-à-dire « la Foi », qu’il dénomme « Société des Indépendants », ainsi décrite  : « [elle] s’étend dans toutes les parties de la terre et porte le nom de Société des indépendants, n’a aucune espèce de ressemblance avec des sociétés connues […]».

– Qu’a de commun la « Société des Indépendants » évoquée par Saint-Martin dans son livre Le Crocodile, et la « Société des Indépendants », structure initiatique contemporaine active aujourd’hui au titre d’une voie « saint-martiniste » ?

Pour le comprendre, il convient simplement de se reporter à l’histoire de la constitution de la « Société des Indépendants », active aujourd’hui au titre du « saint-martinisme », constitution qui est évoquée dans le livre qui vient de paraître [pages 111 à 116, en particulier dans la note 54, p. 114], sans que soient précisées en détails, ce qui a été volontaire, les modalités de cette constitution.

Ceci étant, comme il semble, à en juger par les analyses partielles, voire partiales, lues récemment, que l’on s’exonère d’une lecture attentive au profit d’une réitération réflexe de positions conjuguant a priori biaisés et opinions orientées, éclairons donc ce qui doit l’être, et qui aurait peut-être dû l’être de façon plus explicite.

« La « Société des Indépendants » – en tant que « cénacle » théosophique et mystique ne prétendant pas, bien évidemment, à lui seul incarner l’ensemble de la « Société invisible des intimes » -, fut constituée en octobre 2003 sur proposition dénominative de Robert Amadou, en tant que réforme contemporaine du papusisme. »

En 2003, après la journée d’hommage à la mémoire du Philosophe Inconnu, traditionnellement célébrée le 14 octobre en l’église Saint-Roch, se sont retrouvés en « assemblée », dans un local en sous-sol de la rue Keller (Paris XIe), des frères martinistes, majoritairement maçons du rite écossais rectifié du Grand Prieuré des Gaules, appartenant à divers « Ordres » (O.M., O.M.S., O.M.L., O.M.T., O.M.S.I., etc.), souhaitant s’unir pour entreprendre un « retour à Saint-Martin » en essayant de s’approcher au plus près de sa pensée, puisque constatant l’extrême distance qui séparait les travaux des « Ordres martinistes » précités de l’authentique doctrine du théosophe d’Amboise.

Ce regroupement, hautement hétérogène et multicolore, de par les vêtures et les décors, sans oublier les soutanes, que portaient les uns et les autres dans cette cave aménagée en loge, recherchait une appellation pour se désigner, ceci par-delà la dénomination officielle de « Grand Chapitre Martiniste » qui venait d’être entérinée, et la structure mise en place au sein du Grand Prieuré des Gaules par ordonnance en date du 8 décembre 2003.

C’est à Robert Amadou (+ 2006) – [présent, soit dans l’assemblée du 14 octobre 2003 soit à une date rapprochée], personnalité complexe non taillée dans un seul bois, ayant appelé dans les années 90, d’un côté, à la reprise des « opérations » néo-coëns tout en l’assortissant de conditions drastiques [5], et de l’autre, considérant et en le faisant savoir à partir du début des années 2000, en l’accompagnant de jugements sévèrement critiques sur ce qu’était devenue selon-lui la « résurgence de 1942 / 1943, soit à ses yeux « un échec et une erreur » récupérée et revendiquée par « de piètres instituteurs non qualifiés » (sic) [6], que « rien n’était supérieur à l’interne » (sic) -, à qui l’on doit la proposition de se référer à la « Société des Indépendants » du Crocodile, pour qualifier ce « regroupement » informel de frères martinistes désireux de rompre avec leurs anciens rattachements pour revenir en fidélité à Saint-Martin en abandonnant le folklore occultiste (divination, hermétisme, guématrie, théurgie,  chakras, tarot, spiritisme, etc.), qui faisait l’essentiel des travaux des Ordres martinistes toutes tendances confondues.

La proposition de Robert Amadou fut adoptée, et c’est de la sorte que vit le jour, non pas un « Ordre martiniste » de plus, ce n’était pas du tout l’intention, bien au contraire, mais un « cénacle » théosophique et mystique – ne prétendant pas, bien évidemment, à lui seul incarner l’ensemble de la « Société invisible des intimes », mais, tout au moins, en être un humble et priant « témoignage » pour la présente période -, se référant au « saint-martinisme » afin de bien identifier sa perspective initiatique, ce qui signifie, pour être tout à fait clair à ce sujet, que n’étaient pas rejetées les transmissions et les formes rituelles provenant de l’Ordre fondé par Papus au XIXe siècle, transmissions et formes qui furent conservées avec respect et une juste reconnaissance à l’égard de ce qui avait été accompli par les anciens sans lesquels l’héritage de Saint-Martin se serait entièrement perdu ou devenu un simple objet d’érudition, mais que le temps était désormais venu de les « réformer ».

D’où l’apparition, et depuis lors le développement et la vie discrète, quoique relativement active, de cette « Société des Indépendants », constituée lors du dernier trimestre 2003 sur proposition dénominative de Robert Amadou, en tant que réforme contemporaine du papusisme.

– Quelles sont les grandes orientations spirituelles qui fondent l’originalité de la « Société des Indépendants » constituée, ou plus exactement « remise en lumière », en ce début de XXIe siècle ?

Les orientations de la « Société des Indépendants » ne sont autres que celles fixées par Saint-Martin à ses intimes au XVIIIe siècle – et auxquelles il aurait d’ailleurs fallu être fidèle, si l’on avait voulu réellement se revendiquer de la pensée du Philosophe Inconnu -, à savoir prier et cheminer dans une voie de « pure intériorité », dans la simplicité nue de la mystique silencieuse, là « où il ne faut d’autre flamme que notre désir, d’autre lumière que celle de notre pureté [7]». C’est peu et c’est beaucoup, car cela implique, pour chacun, de s’engager sérieusement dans un intense travail de purification, préalable dont on ne peut s’exonérer et qui, lorsqu’il n’est pas respecté et effectué avec rigueur, conduit toujours à des échecs catégoriques sur le plan initiatique, afin d’avancer vers les régions de « l’Esprit ».

Il s’agit donc, en conséquence, d’une « voie silencieuse », une voie strictement intérieure unissant, en une même « société » – que l’on est autorisé à définir comme d’essence fondamentalement religieuse -, les âmes solitaires, « Silencieux Inconnus » qui prient et pratiquent l’oraison de remise de l’esprit en Dieu, ainsi que les exercices de l’abandon mystique de l’âme au sein du « Temple de l’Esprit Saint », qui se trouve uniquement dans la secrète chambre du cœur de l’homme (Luc XVII, 21).

Ceci explique pourquoi Saint-Martin rejeta avec une rare vigueur – sans en appeler, comme on l’entend aujourd’hui trop souvent proféré en une incohérente litanie, à une prétendue « harmonie des voies » au nom d’un imaginaire « non-dualisme » mal compris, relevant surtout d’une gêne visible face aux affirmations intransigeantes et dérangeantes du Philosophe Inconnu -, les initiations selon les formes et les méthodes préconisées par Martinès de Pasqually.

Saint-Martin insista suffisamment sur la nécessité d’une approche dépouillée de la relation au Divin, en mettant en œuvre une prière permettant à la Cause active et intelligente de se manifester dans l’âme, prière participant d’une « théurgie selon l’interne » libérée et dépourvue de tout le pesant appareil cérémoniel tel qu’il était utilisé chez les Élus Coëns, considéré par Saint-Martin comme superflu, « inutile » et même « dangereux », constitué de techniques lourdement matérielles dépendantes de l’apparition de phénomènes extérieurs (glyphes, passes, etc.), un  appareil donc incapable par ses stériles industries de parvenir à l’essentiel transcendant.

Or c’est cette « voie selon l’interne », après des décennies de fonctionnement d’un « Martinisme » occultiste égaré dans de multiples dédales éloignés de la vie intérieure, qu’il était vital de retrouver, et que la Société des Indépendants parvint à de nouveau porter à la lumière, puisque la manière de mettre en œuvre la « prière vivante » et « opérante », qui conduit vers les rivages de l’immensité et les régions célestes de l’invisible, avait été tout simplement perdue au profit de sujets périphériques dénués d’intérêt, délivrant une fausse science totalement incapable de réaliser la « grande affaire » selon l’expression choisie de Saint-Martin, en quoi consiste l’unique nécessaire pour les « âmes de désir » séjournant en ce monde [8].

– L’exigence de « voie selon l’interne », et les étapes qui la constituent, ne répond-elle pas à une vocation plus « religieuse », qu’initiatique ? Quels sont les grands critères de validité qui fondent cet engagement et qui, le cas échéant, le différencie de ce que vous désignez comme étant « les autres sentiers beaucoup plus larges et singulièrement fréquentés ? » [p.141]

Il n’y a pas, fondamentalement, de distinction réelle entre vocation « religieuse » et vocation « initiatique », si l’on conserve en mémoire que la voie dont il est question lorsqu’on parle de celle proposée par Saint-Martin, est intimement reliée aux mystères du « christianisme transcendant », c’est-à-dire ce christianisme primitif qui, dans les premiers siècles de notre ère, était une « vraie initiation » ainsi que l’écrit fort justement Joseph de Maistre : « le christianisme, dans les premiers temps, était une vraie initiation où l’on dévoilait une véritable magie divine [9].»

Ceci explique pourquoi les critères propres à la voie religieuse, consciente de sa primitive vocation, sont rigoureusement les mêmes que ceux exigés pour la voie initiatique authentique – évidemment entendue comme se distinguant radicalement des caricatures inopérantes, faisant commerce officiel de « degrés », « titres », et autres colifichets divers et variés qui amusent les naïfs et flattent le narcissisme grégaire des aveugles égarés dans les sentiers larges et singulièrement fréquentés -, initiation seule capable de conduire ceux qui aspirent sincèrement à la « Vérité » jusqu’à la contemplation des mystères les plus cachés, évidemment inaccessibles sans un intense travail apte à faire advenir, invisiblement dans la haute chambre de l’âme, la naissance du « Nouvel Homme » :

« La véritable génération à laquelle l’âme humaine est appelée aujourd’hui, est tellement sublime qu’il ne serait peut-être pas à propos d’en parler encore. Néanmoins, disons en passant que l’âme humaine n’est appelée à rien moins qu’à engendrer en elle son Principe divin lui-même [10]

Or, si c’est bien de cela qu’il s’agit comme étant la « grande affaire » dans la voie initiatique proposée par Saint-Martin, soit l’engendrement dans l’âme du « Principe divin », alors les conditions et les critères pour participer à ce profond mystère, ne diffèrent en rien des conditions et des critères requis pour la vie religieuse contemplative qui n’est possible, comme on le sait, que dans la solitude, le silence et l’humilité. D’où la difficulté d’ailleurs, pour les esprits appelés vers ces régions sublimes où se déroule la « Naissance de Dieu dans l’âme », de se détacher, concrètement, des contingences matérielles et se libérer des chaînes de la détermination qui les retiennent prisonnières dans les fers de ce monde de ténèbres.

Mais, quoi qu’il en soit de la complexité pour chacun des événements jalonnant cet itinéraire divin, l’enjeu demeure absolument inchangé à travers les siècles, et c’est cet « enjeu », pour le moins extraordinaire, en quoi consiste l’essence unique de la « voie » préconisée par Saint-Martin, dont il nous délivre dans les lignes qui suivent la raison d’être secrète :

« La raison pour laquelle Dieu a produit des millions d’êtres-esprits, est pour qu’Il pût avoir, dans leur existence, une image de Sa propre génération ; car sans cela […] Il ne se connaîtrait pas Lui-même, parce qu’Il procède toujours devant Lui ; encore, malgré ces innombrables miroirs qui rassemblent de tous côtés, autour de Lui, Ses universels rayons, chacun selon leurs propriétés particulières, Il ne Se connaît que dans Son produit et Son résultat et Il tient Son propre centre éternellement enveloppé dans Son ineffable magisme [11]

En vérité, nous pouvons donc affirmer en conclusion, que le Philosophe Inconnu est venu nous révéler, ce en quoi il peut être qualifié de « maître vénéré » ainsi que le considère le saint-martinisme auquel se réfère, depuis toujours et pour toujours dans le « non-temps » éternel qui présida à sa fondation, la « Société des Indépendants » – et il importe de conserver fermement les paroles qu’il nous a confiées en les cultivant dans l’intérieur de notre âme jusqu’à ce que cette dernière en fasse son unique viatique pour traverser les méandres de la vallée de Josaphat -, que de notre « néant » ontologique peut naître l’Être Divin :

« Nous ne sommes rien, tant que Dieu ne s’écrit pas Lui-même dans notre corps, dans notre esprit, dans notre cœur, dans notre âme, dans notre pensée, c’est-à-dire, tant que nous ne nous sentons pas diviniser dans toutes les substances et dans toutes les facultés qui nous constituent [12]

Grenoble, le 7 septembre 2020

L’Esprit du Saint-Martinisme

Louis-Claude de Saint-Martin et la « Société des Indépendants »

Commande du livre :

La Pierre Philosophale, 2020, 582 pages.

Notes.

[1] Jean-Marc Vivenza, « Ésotérisme, initiation et secret », in Ultréia, n° 7, printemps 2016.

[2] Jean-Marc Vivenza, L’esprit du saint-martinisme. Louis Claude de Saint-Martin et la «Société des Indépendants », La Pierre Philosophale, 2020.

[3] Au passage, afin de redresser quelques propos inexacts – même si par la suite, et à sa demande, son correspondant de Berne lui fournira plusieurs ouvrages des Philadelphes dont en particulier ceux de Jane Lead -, si Saint-Martin écrit à Kirchberger avoir lu en 1792 les auteurs philadelphiens, cela signifie qu’il n’a pas attendu le dit Kirchberger pour « découvrir [grâce à lui] leur existence en 1793 » (sic !), mais a dû en prendre connaissance, soit par l’intermédiaire de Saltzmann directement, ou par un initié tiers rencontré lors de son séjour à Strasbourg entre 1788 et 1791 : « Le premier s’appelle Récit de la Direction spirituelle d’un grand témoin de la vérité qui vivait aux Pays-Bas, vers l’an 1550, et qui par ses écrits est connu sous le nom hébreu de Hiel. Tome II, d’Arnold, part. 3 ch. 3, §§ 10, 27, pag. 343. Le second s’appelle Discours de Jeanne Lead [Jane Lead] (Anglaise de nation) sur la Différence des révélations véritables et des révélations fausses, se trouvant dans la préface du soi-disant Puits du jardin, qui a paru à Amsterdam  l’an 1697. Tome II d’Arnold, part. 3, chap. 20, page 519. C’est  une connaissance fraternelle que  j’ai faite à Strasbourg qui m’a envoyé ces deux ouvrages traduits en français de sa propre main. Je ne suis point assez fort en allemand pour les lire dans l’original ; ils m’ont fait beaucoup de plaisir, surtout le dernier.» (Cf. Saint-Martin, lettre à Kirchberger, 12 juillet 1792, in Correspondance inédite de L.-C. de Saint-Martin, L. Schauer et A. Chuquet Paris, E. Dentu, 1862, pp. 16-17.).

[4] J. Matter, Saint-Martin le Philosophe Inconnu, sa vie ses écrits…, Paris, Librairie Académique Didier et Cie, 1862, pp. 131-132.

[5] Cf. R. Amadou, Opérons-donc, note confidentielle rédigée en 1998 à l’attention des cercles néo-coëns, in Renaissance Traditionnelle, n° 165-166, janvier-avril 2012.

[6] Cf. R. Amadou, Entretien privé, Paris, mars 2004.

[7] L.-C. de Saint-Martin, Lettre de Kirchberger, 19 juin 1797.

[8] On pourra se référer, concernant la manière de prier d’après la « voie selon l’interne » préconisée par Saint-Martin, à deux ouvrages essentiels :

Le culte en « esprit » de l’Église intérieure, La Pierre Philosophale, 2014.

Pratique de la prière intérieure, La Pierre Philosophale, 2015.

[9]  J. de Maistre, Principe Générateur, § 15.

[10] L.-C. de Saint-Martin, L’esprit des choses « De la génération des âmes » (1800).

[11] Ibid., « De l’esprit des miroirs divins, spirituels, naturels, etc. »

[12] Ibid., « De l’esprit des livres. »

Addendum à l’Entretien accordé par Jean-Marc Vivenza à l’occasion de la publication de « L’Esprit du Saint-Martinisme »

À son tour, lecrocodiledesaintmartin, découvrant les éléments additionnels insérés dans la note de lecture rédigée par Dominique Clairembault suite à la publication de « L’Esprit du Saint-Martinisme » : « Informée au sujet des derniers éléments donnés par Jean-Marc Vivenza dans son Entretien du 7 septembre 2020, Catherine Amadou tient à préciser que : « Robert n’a assisté à aucune réunion après St-Roch et qu’il n’a rien fondé. » (Échanges du 16/09/2020) », a de son côté contacté Jean-Marc Vivenza pour qu’il puisse nous donner quelques explications supplémentaires.

Précisions de Jean-Marc Vivenza

du 21 septembre 2020

J.-M. Vivenza : Catherine Amadou a parfaitement raison de signaler que Robert Amadou « n’a rien fondé », c’est tout à fait exact ; d’ailleurs, si on avait lu avec attention ce que j’écris, on pourrait constater, facilement – ce qui éviterait une perte de temps et d’énergie dans des « échanges » (sic) inutiles -, que je ne dis strictement rien d’autre, évoquant uniquement une simple « proposition dénominative » de la part de Robert Amadou, c’est-à-dire une « suggestion » formulée à celui qui est à l’origine de sa constitution, à savoir Laurent M., pour ce qui concerne l’adoption du nom « Société des Indépendants » en 2003, ainsi que sa forme organisationnelle, comme il est d’ailleurs déclaré explicitement dans « l’Ordonnance de constitution de la Société des Indépendants » datée du 8 décembre 2003 (image ci-dessous). Pas plus, pas moins.

« Comme suite à une suggestion

de notre bien aimé frère Robert Amadou…. »

(Laurent M., Grand Chapitre Martiniste, Ordonnance de constitution de la Société des Indépendants, MAR/SGM 02, le 8 décembre 2003, in L’Esprit du Saint-Martinisme, « Annexe I », La Pierre Philosophale, 2020, p. 517.)

Soulignons que cette « Société des Indépendants », par ailleurs, Robert Amadou n’ayant jamais rien transmis à personne et s’étant contenté de délivrer, aux uns et aux autres, de simples « encouragements » et des « bénédictions », détient ses transmissions de frères ayant un long passé, et pour certains ayant même exercé de hautes responsabilités, dans l’Ordre Martiniste fondé par Papus au XIXe siècle. Tout ceci est exposé dans « L’Esprit du Saint-Martinisme », le lecteur pourra s’y reporter pour de plus amples informations.

S’agissant du second point, à savoir la présence, ou non, de Robert Amadou, lors d’une réunion dans les locaux appartenant à l’époque au Grand Prieuré des Gaules (rue Keller, Paris XIe) – que cette assemblée se soit déroulée le 14 octobre 2003 exactement, ou bien à la proximité rapprochée de cette date, à l’occasion probable d’une liturgie -, de nombreux témoins peuvent en témoigner.

Ceci étant, je n’avais pas souhaité être présent personnellement lors de la messe en mémoire de Saint-Martin le 14 octobre 2003 à l’église Saint-Roch, car il m’est toujours apparu profondément aberrant, et signalant une incompréhension singulière de sa pensée, de faire célébrer post mortem, un office à la mémoire du Philosophe Inconnu qui, d’après Joseph de Maistre, refusa la présence d’un prêtre lors de sa naissance au ciel et, plus concrètement, fustigea de son vivant avec vigueur les formes institutionnelles du sacerdoce, comme il l’exprima positivement dans ses ouvrages et sans ménagements particuliers à différentes occasions : « Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme, la Providence qui veut faire avancer le christianisme a dû préalablement écarter les prêtres, et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l’ère du christianisme en esprit et en vérité ne commence que depuis l’abolition de l’empire sacerdotal…. » (Saint-Martin, Portrait, § 707). C’est pourquoi, imposer au Philosophe Inconnu après sa mort les formes ecclésiales qu’il rejeta de son vivant, est à mon sens une trahison objective à son égard (*).

Conséquemment, et en conclusion, il m’apparait dénué d’intérêt de s’attarder sur ce qui relève d’une question calendaire totalement inessentielle au regard des enjeux d’une « Société  spirituelle » dont la vie véritable est intemporelle et céleste ; d’où d’ailleurs, mais il me semblait qu’on aurait pu aisément le comprendre lorsqu’on est versé dans l’étude de l’œuvre saint-martinienne, la raison d’une absence de précision à l’intérieur de « L’Esprit du Saint-Martinisme », sur ces faits périphériques participant de la « réalité apparente ».

(*)

On se reportera à l’étude expliquant, et mettant en lumière de façon étendue et approfondie, le rapport de Saint-Martin avec le sacerdoce de L’Église visible et ses sacrements : « L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin, La Pierre Philosophale, 2013, 556 pages.»

Entretien avec Jean-Marc Vivenza sur le « Mystère de l’Église intérieure »

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Après la publication récente de son livre « Le Mystère de l’Église intérieure » (La Pierre Philosophale, 2016), Jean-Marc Vivenza vient d’accorder un « Entretien », disponible sur le blog des éditions La Pierre Philosophale, dans lequel il revient sur les principaux thèmes de son ouvrage. En raison de l’importance des sujets abordés et des développements qui sont effectués par l’auteur, nous portons à la connaissance de nos lecteurs ces propos absolument passionnants qui éclairent de façon remarquable de nombreux points fondamentaux : la théurgie des élus coëns, la voie selon l’interne d’après Saint-Martin, le Régime écossais rectifié, Origène, le dualisme, le statut ontologique du monde créé, la préexistence des âmes, la doctrine de la réintégration, la nouvelle naissance de l’homme, la nature de Dieu, etc.

ENTRETIEN INÉDIT SUR

« LE MYSTÈRE DE L’ÉGLISE INTÉRIEURE »

AVEC JEAN-MARC VIVENZA 

(Octobre 2016)

– 1° Le mystère de l’église intérieure est-elle la praxis du martinisme ou  de la Société des Indépendants, société imaginée par Louis-Claude de  Saint-Martin ? Je m’explique les élus coëns pratiquaient la théurgie comme  praxis « faute de mieux » écrira Martinès de Pasqually, Jean-Baptiste Willermoz de son côté préconisait la bienfaisance active, que faut-il en penser ?

Cette question appelle plusieurs précisions.

Tout d’abord «le mystère de l’église intérieure » n’est pas une « praxis » mais, comme son intitulé l’indique, un « mystère », ce qui est relativement différent, car ouvrant sur une connaissance, ou plus exactement une « révélation » vécue intérieurement en un mouvement d’authentique transformation substantielle, portant sur ce qu’il en est, en réalité effective, de la Divinité et de sa nature. C’est là, d’ailleurs, tout l’objet de la 3ème partie du livre qui a pour nom : « La naissance de la Divinité dans l’âme à partir du néant ». Il ne s’agit de ce fait, en aucun cas d’une « praxis martiniste », ou de la Société, dite des « Indépendants » ou des « Intimes » dont Saint-Martin se déclarait le fondateur [1] – bien qu’être membre de cette Société mystique c’est, bien évidemment, accueillir, se disposer et s’ouvrir à la possibilité d’un tel processus -, mais d’une « œuvre » se produisant dans le silence le plus profond de l’âme de certains êtres de désir, qui sont conduits et guidés, invisiblement, par des voies secrètes vers les régions célestes, sublimes et transcendantes, là où est dévoilée entièrement, en sa parfaite nudité essentielle, l’ultime Vérité.

Quant à la pratique qui donne accès à ce « mystère », elle est assez différente, pour le moins, entre Martinès de Pasqually, Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin, ce dernier regardant en effet son premier maître, Martinès, comme en étant demeuré, dans la voie théurgique qu’il préconisait, à une initiation « selon les formes », critique plutôt sévère sous la plume du Philosophe Inconnu [2] qui ne mâcha pas ses mots lorsqu’il le jugea nécessaire [3], signifiant pour lui que pour réaliser notre « objet », ou la « grande affaire », il ne convient pas, et en aucun cas, de s’encombrer de méthodes inutiles, obsolètes et même « dangereuses » comme l’est la théurgie qui peut même « augmenter les maux de l’homme » [4], mais, tout au contraire, d’engager un dépouillement absolu de l’âme afin de parvenir à la contemplation du Divin, et de cette contemplation, réalisée en mode subtil, faire naître le Divin en nous.

Telle est la voie exposée par Saint-Martin, et non une autre, c’est celle qu’il décrivit dans l’ensemble de ses ouvrages, ceci avec une rare constance ; y être fidèle, être fidèle à cette voie « selon l’interne », c’est donc être fidèle, non seulement à Saint-Martin évidemment, mais surtout à ce que l’homme se doit d’accomplir, ontologiquement, depuis les origines, époque où s’étant écarté du sentier qui le relie avec l’éternité il a été réduit en une existence grégaire, ayant anéanti ses facultés.

S’écarter de cette voie de « réintégration », c’est donc rejoindre, pour de vains motifs, où se conjuguent le plus souvent comme depuis l’aube des temps, l’aveuglement volontaire et l’orgueil, le royaume des ombres dominé, selon l’expression du Philosophe Inconnu, par le « principe de ténèbres » [5].

–  Je vous cite : « Maître Eckhart fit intervenir une idée vraiment novatrice, développant ses vues audacieuses à partir de ce qu’il nommera « les deux néants », à savoir celui de Dieu, en tant que néant originel et fondateur qui n’est rien de ce qui est, et le « non-être », celui dont est tiré l’homme, un second « néant » en tant que possibilité infinie à l’intérieur de laquelle le Créateur décide de faire surgir les êtres créés à partir de rien : ex nihilo [6].» Le sens de la vie et de la mystique est donc rien moins, dans la  conception « ex nihilo », que de conduire l’homme, dans un progrès  continu, du néant à la condition divine. N’est-ce pas antinomique avec la notion de chute portée et revendiquée par le Régime écossais rectifié par exemple ? Dans  la conception religieuse « ex deo » le mouvement n’est-il pas différent, n’est-il pas, non plus ascendant mais descendant ? Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes ici, avec Maître Eckhart, dont il est fait allusion, dans un registre métaphysique qu’il convient de bien comprendre sous peine de s’égarer grandement, en confondant les niveaux d’où s’exprime ce discours.

Qu’est-ce au fond que la perspective de « divinisation » eckhartienne, dont hérite Saint-Martin – cette notion ne se trouvant pas chez Martinès qui reste totalement distant sur ce sujet, et observe un total mutisme à son égard -, par l’intermédiaire de Jacob Boehme, son second maître du point de vue de la chronologie mais le premier selon l’Esprit ?

Il s’agit tout simplement, si l’on peut dire, de l’engendrement de la Divinité dans l’âme, et il est ici question, dans la problématique soulevée, certes d’une naissance, mais pas n’importe laquelle, car c’est celle, extraordinaire s’il en est, de l’Être divin Lui-même ! Un Être divin considéré, théoriquement sur le plan théologique, comme incréé, non-né, éternel. Or, dans ce cadre ontologique, cet Être ne possède son être qu’à partir de son avènement dans et par l’âme de l’homme ; il est dépris de lui-même et séjourne dans l’absence d’une absolue pauvreté existentielle, car il « n’existe pas » ; l’Être n’étant rien de ce qui est, il est un pur néant, un « Non-Être ». C’est un changement prodigieux par rapport au discours de la scolastique et de la théologie classique. On ne mesure donc pas réellement ce que cette proposition possède comme aspect radicalement renversant, car il y a là la rencontre entre deux « néants », le « Néant suressentiel » en attente de sa révélation, et le « néant » de la créature, portant, mais en potentialité, la responsabilité de la génération du Verbe. Nous sommes ainsi en présence d’un mouvement dialectique, d’un « vortex » suressentiel, qui n’est plus ni ascendant ni descendant, ou pour le dire autrement ni « transcendant », ni « immanent », mais « méta-ontologique », puisqu’il participe d’une ontologie en mode négatif, c’est-à-dire d’une « ontologie négative ».

C’est pourquoi, en raison du rôle majeur de l’esprit dans l’engendrement de la Divinité, Saint-Martin est fondé lorsqu’il affirme : « tout tient à l’esprit, et tout correspond à l’esprit » (Le Ministère de l’homme-esprit, 1èrePart., « De la nature »), car sans cet « esprit » qui est un intermédiaire existentiel, un authentique « médium », il n’y aurait rien, rien de manifesté, rien de connu ni rien de révélé, le Divin subsisterait dans le Non-Être suressentiel en quoi il a son séjour depuis toujours et pour toujours. Ceci impliquant que sans « l’Esprit », Dieu n’existerait pas.

De la sorte, comme exprimé dans le Mystère de l’Église intérieure : « L’esprit de l’homme, en tant que « médium », est donc un lieu de passage, un germe et une sève par lesquels les régions divines et la Divinité elle-même, traversent l’écran des ténèbres matérielles assimilables au « non-être », afin que, par cette entrée – par, et dans le « non-être » -, elles surgissent dans l’être, et c’est en ce lieu négatif, quoique en un mode paradoxal puisque le visible y relève de la nuit et la nuit de la lumière invisible, et en nul autre, que s’effectue la génération du Verbe en une sorte de vertigineux et déroutant mode d’anéantissement …[7]»

– 3° Vous écrivez dans l’appendice traitant de la préexistence des âmes : « Cette « émanation » qui s’est déroulée « avant le temps » (Traité, 1), représente donc un acte correspondant à ce que les théologiens de l’Église entendent, et condamnent, sous le nom de « préexistence des âmes », soit une génération ayant été effectuée avant qu’Adam ne soit précipité dans un corps de matière, faisant que le mineur spirituel est un être éternel de par son caractère d’être spirituel  [8].» N’est-ce pas toute la différence entre ces deux conceptions « ex nihilo »  et « ex deo » ? En privilégiant l’aspect « ex deo » ? Même si les frontières entre ces deux conceptions ne sont pas si tranchées, l’Église n’a-t-elle  pas perdu l’Esprit ou pour le moins confondu avec l’âme ? Cette vision  dualiste (corps-âme) partagée par Willermoz dans son « Traité des deux natures » n’est-elle pas obsolète aujourd’hui ?

La théorie de l’émanation, soutenue par Martinès de Pasqually, s’inscrit, bien qu’en lui apportant des lumières singulières, dans le discours théologique de la Cause transcendante, c’est-à-dire un discours qui pose, à l’origine et au principe de tout, un Dieu créateur possédant les caractères propres à son essence, soit l’éternité, l’omnipotence et l’omniscience.

Dans ce cadre théorique, Dieu crée en effet toutes choses « ex-nihilo », c’est-à-dire à partir de rien d’existant auparavant (et non à partir d’un « rien substantiel »), et leur confère l’être, un être qui est donné et reçu. C’est ce qui est exprimé dès les premières lignes du Traité sur la réintégration des êtres : « Avant le temps, Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensité divine. » (Traité, § 1).

Mais il y a chez Martinès un élément novateur, ou du moins très différent de l’enseignement de l’Église depuis la condamnation des thèses d’Origène au VIème siècle [9], qui tient à la notion de « nécessité », ce qui en fait une thèse inacceptable pour les docteurs, théologiens et les pères, en ce sens que cette « nécessité » implique une contrainte subie de la part de Dieu, qui se serait vu, au commencement des temps, dans l’obligation de créer le monde matériel pour y emprisonner les esprits rebelles : «Ces premiers esprits ayant conçu leur pensée criminelle, le Créateur fit force de lois sur son immutabilité en créant cet univers physique en apparence de forme matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice. » (Traité, § 6).  Dieu, qui fait « force de lois sur son immutabilité en créant cet univers physique »,  est donc victime, en quelque sorte, de sa propre création ; une révolte ayant éclaté au sein de l’immensité divine, il lui est devenu « nécessaire », en faisant « force de lois sur lui-même », c’est-à-dire par contrainte et en allant contre ses plans, d’ordonner la constitution d’une « matière » ayant fonction d’être un cachot dans lequel les esprits rebelles expient leur faute.

Ce monde matériel, de par son origine contrainte ou « nécessaire », est donc qualifié par Martinès « d’apparent », ce qui renforce plus encore l’éloignement par rapport aux positions ecclésiales, car c’est que ce qui est dit « apparent » ne signifie pas seulement inexistant ou irréel, mais est synonyme dans la langue de Pasqually de « créé », et en ce qui concerne la matière, créée de façon imparfaite, impure et souillée « puisqu’elle est le fruit de l’opération d’une volonté mauvaise » (Traité, § 30), produite, qui plus est, non directement par Dieu, mais par des esprits inférieurs agissant sur ordre du Créateur pour former les corps à partir des trois essences spiritueuses : « les esprits inférieurs, ayant reçu l’ordre du Créateur pour la construction de l’univers, ainsi que l’image de la forme apparente qu’il devait avoir, produisirent d’eux-mêmes les trois essences fondamentales de tous les corps, avec lesquels ils formèrent le temple universel (…) des esprits inférieurs producteurs des trois essences spiritueuses d’où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, § 256).

On est donc dans un climat théorique, propre à celui de la doctrine de la réintégration, extrêmement différent de ce qu’enseignent toutes les Églises au sujet de la création du monde, cette « nécessité » sur laquelle insista d’ailleurs fortement Origène, étant violemment rejetée depuis le VIèmesiècle par tous les conciles et la dogmatique de l’ensemble des confessions chrétiennes.

Il y a donc bien une distance observée à l’égard du monde, tant chez Martinès que ses deux principaux disciples : Willermoz et Saint-Martin, qui tiennent exactement les mêmes propos et affirment des thèses absolument identiques concernant le monde matériel créé sous contrainte « nécessaire », à savoir que sans prévarication des esprits rebelles il n’y aurait jamais eu de Création ni même d’homme, et ce point est en contradiction absolue, ceci rappelé encore une fois, d’avec la conception de la Création selon le dogme de l’Église pour lequel la Création n’est pas une conséquence de la Chute, mais un don d’amour, l’expression d’une générosité diffusive, un témoignage de pure Charité. Avec Martinès la tonalité est de ce fait tout autre, radicalement autre même comme on peut en juger : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle, il n’y aurait eu aucune émancipation d’esprits hors de l’immensité, il n’y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni aucun esprit envoyé pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n’auraient jamais quitté la place qu’ils occupaient dans l’immensité divine, pour opérer la formation d’un univers matérielPar conséquent, Israël, les mineurs hommes n’auraient jamais été possesseurs de cette place et n’auraient point été émanés de leur première demeure ou, s’il avait plu au Créateur de les émaner de son sein, ils n’auraient jamais reçu toutes les actions et les facultés puissantes dont ils ont été revêtus de préférence à tout être spirituel divin émané avant eux. » (Traité, § 237).

Cette vision séparant ainsi avec vigueur le corps de matière dégradée, de l’âme émanée, partagée par Willermoz dans son « Traité des deux natures», peut-elle être qualifiée de  dualiste ?

D’une certaine manière incontestablement, et il faut répondre par l’affirmative, elle est même l’expression en terrain initiatique, d’un origénisme dont on sait qu’il influença grandement, plus tard, le dualisme médiéval [10].

D’autre part cette vision, me dites-vous, n’est-elle pas obsolète aujourd’hui ?

Mais pour quelle raison le serait-elle ?

Les thèses d’Origène, comme celles de Pasqually, n’ont pas vocation à « évoluer » avec l’Histoire, elles n’ont pas à être « amendées », « contrariées » ou « enrichies », elles sont l’expression d’une position métaphysique qui n’est pas soumise aux vicissitudes et caprices du temps, mais qui participe d’un enseignement, désigné comme sacré par Willermoz dans ses Instructions, et dont il affirme qu’il fut dispensé, en tant que « sainte doctrine » depuis Moïse [11], enseignement que connut parfaitement le christianisme primitif. Elles exigent donc ces thèses, notamment dans un cadre initiatique dont la fonction est de leur servir d’écrin et de conservatoire protecteur, d’être certes étudiées, approfondies et méditées, mais aussi et surtout respectées en fidélité. Ce rappel insistant au respect et à la fidélité est d’ailleurs, tout le sens de mon travail théorique depuis plusieurs années.

– 4° Votre ouvrage La doctrine de la réintégration des êtres publié aux éditions La Pierre Philosophale en 2012, éclaire d’un jour nouveau cette approche de la création du monde selon Origène. Essayons peut-être d’aller un peu plus loin en votre compagnie. En effet, il existe une différence entre « chute » et « création » selon Origène. C’est en commentant la parole du Christ, citée par l’évangile de saint Jean : « Vous êtes d’en bas (katô), moi je  suis d’en haut(anô) » (Jean, VIII, 23), qu’Origène va être amené à préciser le sens de katabolèMais comment peut-il y avoir un lien avec « l’en haut », si ce monde dans lequel nous nous trouvons est une création consécutive à une chute(katabolè) ?

Permettez-moi, au préalable, afin d’en situer le contexte, de dire quelques mots à propos de ce qui a motivé la rédaction de La doctrine de la réintégration des êtres en 2012. Ma décision participe du constat de la situation très préoccupante dans laquelle se trouvait la doctrine dont le Régime rectifié est le dépositaire dans de nombreuses structures initiatiques dans lesquelles on constatait, et l’on constate encore, un net désintérêt, un oubli, une ignorance, voire même un profond rejet ou une vigoureuse hostilité à l’égard d’un enseignement pourtant intrinsèquement lié à l’héritage willermozien. Mais, plus inquiétante encore, était, et demeure, la tendance – celle-là même qui conduisit à la décision d’aller jusqu’à modifier en son essence l’organisation fondée par Camille Savoire lors du réveil du Régime en France en 1935 en la transformant, au nom du concept de « franc-maçonnerie chrétienne », en une obédience « constituée » (sic) de plusieurs rites et coiffée d’une « aumônerie » (re-sic) -, affirmant trouver une parfaite « harmonie » entre les thèses de Willermoz et les dogmes de l’Église alors que le Rectifié professe, de façon implicite dans les Instructions destinées à tous les grades, et de façon explicite dans les Instructions secrètes de sa classe dite « non-ostensible », des thèses condamnées par l’Église et ses conciles, qui soutiennent la nature purement spirituelle d’Adam avant la chute, la création du monde décidée « nécessairement » en raison d’une contrainte imposée (la « cause occasionnelle ») – qui plus est effectuée non par Dieu mais par des esprits intermédiaires -, l’emprisonnement dans un corps de matière de l’homme en conséquence de sa prévarication, la vocation à la dissolution des éléments de l’Univers créé lors de la fin des temps, la résurrection incorporelle du Christ et la destination immatérielle des créatures dans l’éternité [12].

La-doctrine-de-la-reintegration-des-etres--Jean-Marc-Viv

Revenons à votre question, portant sur le comment du lien entre « l’en haut » et la création consécutive à une chute, c’est-à-dire « l’en-bas » ?

Les affirmations soutenues par Origène, au sujet d’une création du monde pensée comme une « chute », provient de son examen de la formule utilisée par les évangélistes lorsqu’ils évoquent la « fondation du monde » (Matthieu, XIII, 25 ; XXV, 34 ; Luc XI, 50 ; Jean, VIII, 23 ; XVII, 24),formule reprise ensuite par saint Paul dans ses Épîtres, qui désigne bien une « descente », une dégradation, remarquant qu’était employé le terme καταβολή (katabolè), provenant du verbe καταβάλλω (kattaballô), c’est-à-dire l’action de « jeter de haut en bas » pour parler de la création du monde matériel. Origène en déduisit que cela ne provenait pas d’un contresens de leur part, mais bien d’une nette volonté de nous indiquer le caractère descendant du geste créateur, alors même qu’il eût été possible, et normal en pareille circonstance, d’utiliser le terme  kτίσις (ktisis), signifiant positivement « Création » au sens plénier et originel. Ainsi donc, Origène en est arrivé à considérer, sans doute nourri et influencé par les thèses des écoles néo-platoniciennes qui dominaient à Alexandrie en son temps, que ce monde matériel avait été la conséquence d’une « chute », celles des âmes qui, par leur faute, ont mérité d’être précipitées et incorporées en des formes matérielles, comme il l’explique dans le Péri Archon, qu’il n’est jamais inutile de citer : « S’il en est ainsi, sont descendues de haut en bas non seulement les âmes qui l’ont mérité par leurs mouvements divers, mais encore celles qui pour servir ce monde ont été menées, bien que ne le voulant pas, de ces réalités-là, supérieures et invisibles, à ces réalités-ci, inférieures et visibles […] pour ces âmes qui, à cause des trop grandes défaillances de leurs intelligences, eurent besoin de ces corps plus épais et plus solides, et en vue de ceux à qui cela était nécessaire, ce monde visible a été institué. À cause de cela, par la signification de ce mot katabolè (καταβολή) est indiquée la descente de tous du haut en bas [13].» Est-ce que cette situation, celle d’un monde dans lequel nous nous trouvons consécutif à une dégradation, à une « chute » des âmes précipitées d’un état spirituel en des formes matérielles corruptibles, rend encore possible un lien entre le haut et le bas, sachant que le Christ fit cette solennelle déclaration : «Vous êtes d’en bas (katô), moi je  suis d’en haut (anô) » (Jean, VIII, 23) ?

Du point de vue mondain, certes non, aucun lien n’est possible, ni envisageable, entre le corruptible et l’incorruptible.  Ce qui est de l’ordre de la chair est voué à la mort et au néant !

Ces deux ordres, celui de l’esprit et celui de la chair, sont absolument antithétiques de par leur origine totalement différente, l’ordre de l’esprit est « d’en haut », l’ordre de la chair est « d’en bas », c’est pourquoi il y a deux origines distinctes et opposées [14], à quoi correspond deux naissances différentes : « Ce qui est né de l’Esprit est esprit, ce qui est né de la chair est chair » (Jean III, 6).

Toutefois, la réponse se trouve ici.

La seule manière de « communiquer », d’établir un « lien » entre le « haut » et le « bas », est de se faire Esprit ; de naître « en l’Esprit », de « faire place à l’Esprit » comme nous y invite Saint-Martin.

Le dialogue du Christ avec Nicodème, déjà brièvement évoqué par la citation de saint Jean, est essentiel de ce point de vue : « Il y avait un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, sénateur des Juifs, qui vint la nuit trouver Jésus, et lui dit : Maître ! nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu pour nous instruire, comme un docteur : car personne ne saurait faire les miracles que vous faites, si Dieu n’est avec lui. Jésus lui répondit : ‘‘En vérité, en vérité je vous le dis : personne ne peut voir le royaume de Dieu, s’il ne naît de nouveau’’. Nicodème lui dit : ‘‘Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère, pour naître une seconde fois ?’’ Jésus lui répondit : ‘‘En vérité, en vérité je vous le dis : si un homme ne renaît de l’eau et du Saint-Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair, est chair ; et ce qui est né de l’Esprit, est esprit. Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit, qu’il faut que vous naissiez de nouveau. L’Esprit souffle où il veut, et vous entendez sa voix : mais vous ne savez d’où il vient, ni où il va : il en est de même de tout homme qui est né de l’Esprit’’. » (Jean III, 1-8).

Or cette « renaissance », est la véritable naissance, une  μετάνοια (métanoïa), une mutation, ou plus exactement une « transmutation » qui doit être réalisée par  des  purifications successives, par un engendrement essentiel de notre « Esprit », que Saint-Martin nomme « Être intellectuel » : « Notre Être intellectuel lui-même, dans son état présent, est une espèce d’insecte, relativement aux êtres à qui la corruption et le temps ne sont pas connus. Car, quoiqu’il ait reçu avec l’émanation le complément de son existence, il est assujetti,  depuis sa chute, à une transmutation continuelle de différents états successifs,  avant d’arriver  à son  terme. » (Le Tableau naturel, § VIII). Cette « transmutation » par purifications successives, une « transmutation » s’effectuant sur le plan spirituel, se produit  dans le fond de l’âme (abditus mentis), là où la Divinité s’engendre elle-même, dans le mystère secret du silence intérieur par lequel, dans une « opération » invisible, le divin procède à son engendrement : « Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire – image ou ressemblance – mais bien dans le fond, là où jamais ne pénétra aucune image que Lui-même, en son Être propre. Cela, aucune créature ne peut le faire […] Il l’engendre exactement de la même manière qu’Il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins [15]

On le voit, si l’âme, dépositaire d’une essence unique et incréée en raison de son émanation, parvient jusqu’à l’origine même d’où provient le premier commencement, alors elle peut devenir, en acte ce qu’elle était en puissance seulement, soit la pierre fondamentale d’où surgit en son « aurore naissante » la Divinité, et dès lors, la communion entre ce qui est « en haut » et ce qui est « en bas », peut s’accomplir, en mode spirituel pur.

On notera d’ailleurs, que c’est sur cette « pierre » secrète où la Divinité est née, que reposent les sept colonnes de l’Église intérieure : « ‘‘Faites place à l’Esprit’’ […] Comment cette Église serait-elle renversée ? Ses sept colonnes reposent sur la sainteté, et elles s’élèvent jusque dans la demeure du Très-Haut ; là elles puisent continuellement la sève divine, et la rapportent jusqu’aux saints fondements du temple. » (Le Nouvel homme, § 14).

Dès lors, dans ce règne de « l’Esprit », se comprend aisément ce qu’Origène soutient dans le Péri Archon concernant le caractère finalement similaire et identique des différentes époques transitoires pour les âmes, que ce soit « ici-bas » ou « au-delà » les régions étant entièrement transcendées en ce domaine, formant, de manière constante en mode d’invisibilité dans l’ordre des vérités surnaturelles, un unique instant ontologique dans lequel jamais rien ne fut, jamais rien n’est advenu, et jamais rien ne cessera au sein l’éternité incréée : « Et si le commencement qu’elles ont eu est pareil à la fin qu’elles espèrent, elles furent déjà sans aucun doute, dès le début, dans les réalités qu’on ne voit pas et qui sont éternelles [16].»

– 5° En début d’entretien, nous avons évoqué la praxis des élus coëns, puis celle de l’Église intérieure, que vous développez longuement dans ce nouvel ouvrage «Le mystère de l’Église intérieure », et dont vous venez de nous éclairer l’un des points essentiels, mais pourrions-nous évoquer celle des membres du Régime rectifié ? Par ailleurs, est-ce que la classe des Profès prépare à la théurgie ? Le RER serait-il l’antichambre, soit des  élus coëns, soit du martinisme ?

Que les choses soient bien claires. Le caractère « opératoire » du Régime rectifié relève d’une méthodologie originale qui n’est ni celle des élus coëns, ni celle des disciples de Saint-Martin, et c’est pourquoi, le Rectifié n’est l’antichambre de quoi que ce soit, si ce n’est rien d’autre que de lui-même ; le Régime est parfaitement autonome et entièrement autosuffisant, mais encore convient-il qu’il soit pratiqué authentiquement pour délivrer à ceux qui en sont membres toute l’extraordinaire potentialité initiatique dont il est le détenteur de par l’Histoire.

On sait la prévention du Philosophe Inconnu pour les associations humaines [17], alors qu’au contraire Willermoz, voyant précisément la faiblesse constitutive des hommes, croyait que des cadres structurants leur étaient nécessaires pour s’élever vers l’Unité. Le premier nous lègue, par sa théosophie, une voie d’accès à la Divinité à mettre en œuvre dans le « fond de l’âme », voie pratiquée par des solitaires formant la « Société des Intimes », dans le silence et la prière. Le second un système fortement hiérarchisé, maçonnique et chevaleresque, fondé sur un enseignement doctrinal qui est délivré par des Instructions, spécifiques à chacun des grades de l’Ordre.

Ainsi Jean-Baptiste Willermoz, observant une grande fidélité à l’égard de l’enseignement de Martinès de Pasqually, propose une œuvre de régénération en quatre temps : « expiation », « purification », « réconciliation » et « sanctification »,  suivant quasiment pas à pas les différentes étapes qui virent Adam être dépossédé de son état glorieux, puis expulsé de l’Éden pour venir endurer en ce monde ténébreux l’éprouvante douleur d’un exil, ce qui lui vaudra, de par une pénible épreuve (« expiation »), tout d’abord subie (« purification ») mais que tout homme aura la nécessité d’accepter (« réconciliation » ), et de mettre en œuvre (« sanctification »), ceci afin de bénéficier de la grâce salvatrice du Divin Réparateur offerte depuis le Calvaire, gratuitement et librement, à toute créature désireuse de retrouver, par la foi, le chemin qui conduit à l’Être éternel.

Préservant l’héritage de Martinès de Pasqually, son incontestable maître dans le domaine de l’initiation, bien qu’il en corrigea nettement les conceptions sur deux points essentiels touchant à la Trinité et à la double nature du Christ, Willermoz confia la mission de conserver dans toute son intégrité la doctrine de la  réintégration aux membres participant des ultimes niveaux de son Ordre, c’est-à-dire aux frères introduits dans les classes secrètes de la Profession, et institua une sorte de cénacle à l’intérieur de l’Ordre, par delà le dernier grade dit « ostensible » de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte, cénacle qui fut le cœur caché et voilé du Régime, et dont le devoir était de rigoureusement veiller aux fondements essentiels de la doctrine,  d’en approfondir les éléments, d’en répandre doucement et avec pédagogie les principes et, surtout, tâche première et essentielle, d’en conserver le dépôt intact ce qui défini d’ailleurs dans ses devoirs et sa fonction supérieure, le rôle précis du « Haut et Saint Ordre » [18].

L’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, sera ainsi conçu pour être l’écrin de « l’Ordre mystérieux » qui est l’essence même du Régime rectifié, sa substance intérieure secrète. Ses travaux se dérouleront dans l’invisible et auront pour objet de se consacrer à l’étude et à la conservation de la doctrine de la réintégration dont il est le dépositaire, doctrine sacrée qui a un but essentiel et très élevé que peu d’hommes sont dignes de connaître ; Willermoz écrira du « Haut et Saint Ordre » :« Son origine est si reculée, qu’elle se perd dans la nuit des siècles ; tout ce que peut l’institution maçonnique, c’est d’aider à remonter jusqu’à cet Ordre primitif, qu’on doit regarder comme le principe de la franc-maçonnerie ; c’est une source précieuse, ignorée de la multitude, mais qui ne saurait être perdue : l’un est la Chose même, l’autre n’est que le moyen d’y atteindre. [19]»

« Certes toute la création porte en elle l’espoir de la liberté, afin d’être libérée de la servitude de la corruption, lorsque les fils de Dieu, qui sont tombés ou ont été dispersés, seront rassemblés dans l’unité, ou lorsqu’ils auront accompli dans ce monde toutes les autres missions que connaît seul Dieu, artisan de l’univers. »

Origène, Traité des Principes.

« Ton Être intellectuel [est] le véritable temple ; les flambeaux qui le doivent éclairer sont les lumières de la pensée qui l’environnent… le sacrificateur c’est ta confiance… les parfums et les offrandes, c’est [ta] prière, c’est [ton] désir et [ton] autel pour le règne de l’exclusive unité. »

Saint-Martin, Le Tableau naturel.

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Le mystère de l’Église intérieure

ou la « naissance » de Dieu dans l’âme

Le cœur métaphysique et ontologique de la doctrine saint-martiniste

Notes.

[1] « C’est cette Société que je vous annonce  comme étant la seule de la terre qui soit une image réelle de la société divine,  et dont je vous préviens que je suis le fondateur. »  (Louis-Claude de Saint-Martin, Le Crocodile, Chant 91).

[2] « Je ne regarde tout ce qui tient à ces voies extérieures que comme les préludes de notre œuvre, car notre être, étant central, doit trouver dans le centre où il est né tous les secours nécessaires son existence (…) je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète, que cette voie extérieure ne m’a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse ; car c’est à l’âge de vingt-trois ans que l’on m’avait tout ouvert sur cela aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d’autres, au milieu des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre, auxquels on nous livrait, il m’est arrivé plusieurs fois de dire à notre maître : Comment, maître, il faut tout cela pour le bon Dieu ? et la preuve que tout cela n’était que du remplacement, c’est que le maître nous répondait : Il faut bien se contenter de ce que l’on a….»  (L.-C. de Saint-Martin, Lettre à Nicolas Antoine Kirchberger du 12 juillet 1792, baron de Liebisdorf publiée par MM. Schauer et Alp.Chuquet, in Correspondance inédite de Louis-Claude de Saint-Martin, Paris, Dentu, 1862, p. 15).

[3] « …toutes les sciences que Don Martinès nous a léguées sont pleines d’incertitudes et de dangers, ce que nous avons est trop compliqué et ne peut être qu’inutile et dangereux, puisqu’il n’y a que le simple de sûr et d’indispensable… » (Saint-Martin aux coëns du Temple de Versailles, Lettre de Salzac, mars 1778).

[4] « Ces établissements (mon ancienne école ou à une autre) servent quelquefois à mitiger les maux de l’homme, plus souvent à les augmenter, et jamais à les guérir…. ceux qui y enseignent ne le font qu’en montrant des faits merveilleux ou en exigeant la soumission. » (Extrait du recueil de correspondance de Saint-Martin, avec MM. Maglasson, De Gérando, Maubach, etc., appartenant à M. Munier, lettre du 5 août 1798).

[5] « Dans les unes [c.a.d. les voies secrètes et dangereuses], ce principe de ténèbres ne forme que de légères taches, qui sont comme imperceptibles et qui sont absorbées par la surabondance des clartés qui les balancent ; dans les autres, il y porte assez d’infection pour qu’elle y surpasse l’élément pur. Dans d’autres, enfin, il établit tellement sa domination, qu’il devient le seul chef et le seul administrateur. » (Ecce Homo, § 4).

[6] Le mystère de l’Église intérieure, La Pierre Philosophale, 2016, p. 107.

[7] Ibid., p. 115-116.

[8] Ibid., p. 207. « Toute forme corporelle est toujours un chaos à l’âme spirituelle divine, parce que cette forme de matière ne peut recevoir la communication de l’intellect spirituel divin, n’étant en elle-même qu’un être apparent. Le mineur, au contraire, par son émanation, est susceptible de recevoir, à chaque instant, cette communication, parce que c’est un être éternel. » (Traité, 124).

[9] Second concile de Constantinople (553).

[10] M. Dando, De Origène aux Cathares, Cahiers d’Études Cathares, XXIXe année, IIe série n° 79, Automne 1978.

[11] « La doctrine […] n’est point un système hasardé arrangé comme tant d’autres suivant des opinions humaines ; elle remonte… jusqu’à Moïse qui la connut dans toute sa pureté et fut choisi par Dieu pour la faire connaître au petit nombre des initiés, qui furent les principaux chefs des grandes familles du Peuple élu, auxquels il reçut ordre de la transmettre pour en perpétuer la connaissance dans toute sa vérité… Les Instructions sont un extrait fidèle de cette Sainte Doctrine parvenue d’âge en âge par l’Initiation jusqu’à nous […] La forme de cette Instruction a quelquefois varié selon les temps et les circonstances, mais le fond, qui est invariable, est toujours resté le même. Recevez-la donc  avec un juste sentiment de reconnaissance et méditez-en la doctrine sans préjugé  avec ce respect religieux que l’homme dignement préparé peut devoir à ce qui l’instruit et l’éclaire.  » (Jean-Baptiste Willermoz, Statuts et Règlement de l’Ordre des G. P., Ms 5.475, BM Lyon).

[12] Les vives réactions observées, qui déclenchèrent un conflit ouvert au sein du Grand Prieuré des Gaules dont j’étais, à cette époque, le Porte-parole officiel depuis huit années, ceci même avant l’édition de La doctrine de la réintégration des êtres – fait exceptionnel livre critiqué (et ses positions condamnées), avant même d’être publié -, c’est-à-dire dès le mois de mai 2012 lors de la mise en ligne d’une analyse intitulée : « Le Régime Écossais Rectifié et la doctrine de la matière – Jean-Baptiste Willermoz et la corruption de la nature de l’homme, Éclaircissements à propos de la distinction entre « l’ordre de la chair » et « l’ordre de l’esprit » (*), me firent comprendre que le problème était tout à fait sérieux, nécessitant que soient rappelés, clairement, les fondements des thèses willermoziennes, et engagé un vrai travail de retour à la doctrine du Régime rectifié.

(*) http://jean-marcvivenza.hautetfort.com/archive/2012/05/25/le-regime-ecossais-rectifie-et-la-doctrine-de-la-matiere1.html

[13] Origène, Traité des Principes, Livre III, 8e traité, III, 5-6.

[14] « …..l’Esprit contre la chair ;  ces choses sont opposées l’une à l’autre… » (Galates V, 16-17).

[15] Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, trad. Gérard Pfister, Arfuyen, 2004, pp. 45-46.

[16] Origène, op.cit.

[17] « L’unité ne se trouve guère dans les associations elle ne se trouve que dans notre jonction individuelle avec Dieu. Ce n’est qu’après qu’elle est faite que nous nous trouvons naturellement les frères les uns des autres. » (Portrait, § 1137).

[18] Le Régime Écossais Rectifié et son Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte sont porteurs d’une base spirituelle et d’un héritage historique issus des enseignements de Martinès de Pasqually, participant d’une incontestable et directe filiation dont la Grande Profession fut détentrice de par les éléments propres qui y furent déposés par Jean-Baptiste Willermoz, lui-même, ne l’oublions pas, détenteur en tant que Réau+Croix, de l’intégralité de la transmission des élus coëns.

[19] Bibliothèque Municipale de Lyon, Instruction pour le grade d’Écuyer Novice,  ms 1778.

 

 

 

 

Entretien avec Jean-Marc Vivenza : Ésotérisme, initiation et secret

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La revue Ultreïa, dans son n°7, du printemps 2016, propose un dossier sur le thème « L’ésotérisme, une voie pour notre temps ? » Plusieurs auteurs ont été interrogés à cette occasion : Bernard CHEVILLIAT, Françoise BONARDEL, Éric GEOFFROY, Julien DARMON, Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE, Roland HUREAUX et  Jean-Marc VIVENZA.

Ce dernier abordant des thèmes propres à la voie saint-martiniste, citant Louis-Claude de Saint-Martin, Boehme, Jean-Baptiste Willermoz et Joseph de Maistre, il nous est apparu intéressant de reproduire quelques extraits de cet « Entretien » tout à fait passionnant, qui ouvre la pensée sur des horizons spirituels extraordinaires auxquels nos lecteurs ne seront pas, sans aucun doute, insensibles.

Les propos ont été recueillis par Florence QUENTIN, qui signe d’ailleurs dans ce numéro, un article ayant pour titre « L’ésotérisme s’invite à l’université ».

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Aujourd’hui, qu’est-ce qui distingue une « société secrète initiatique », d’une société « discrète », ou même « intime » ?

S’il fallait définir ce qu’est, réellement, une « société secrète initiatique » aujourd’hui, je dirais une société qui maintient, conserve et pratique effectivement, et non virtuellement, des rites, un enseignement et un corpus symbolique, ignorés du plus grand nombre.

Cependant, ces « sociétés secrètes initiatiques » tendent de plus en plus à devenir de simples « sociétés discrètes », dont l’objet, de nature philosophique et sociale, est simplement de protéger les réflexions, les recherches, et les relations entre leurs membres, en habillant ces activités d’un décorum et de cérémonies issus, notamment en Occident, de la tradition des bâtisseurs, mais qui ne possèdent plus l’opérativité des anciennes organisations effectivement « initiatiques », les amenant à se définir d’ailleurs, à ce titre, comme des sociétés « spéculatives ».

Quant aux « sociétés intimes », il en existe de toutes sortes, en règle générale comportant très peu de membres, fondées sur des liens subtils, cultivant volontairement une distance d’avec les formes organisationnelles et administratives, se consacrant, pour certaines, à des pratiques que l’on cherche à soustraire à la curiosité (…), et pour d’autres, aspirant aux régions célestes, se vouant exclusivement à la prière, à la méditation, ou à des exercices pieux.

L’une des plus dignes d’intérêt dans cet ordre de « transcendance pieuse », est celle-là même dite « Société des Intimes », ou des « Indépendants », conçue par Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) au XVIIIe siècle dans le climat de l’illuminisme européen, qui publia ses ouvrages sous le nom du « Philosophe Inconnu », et dont il annonçait : « Cette‘société’’ n’a  nulle espèce de ressemblance avec aucune des sociétés connues » [1}] ; rajoutant : « C’est cette ‘’société’’ que je vous annonce comme étant la seule de la terre qui soit une image réelle de la société divine, et dont je vous préviens que je suis le fondateur.» [2]

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« Cette‘société’’ n’a  nulle espèce de ressemblance

avec aucune des sociétés connues »

(Louis-Claude de Saint-Martin).

Comme René Guénon, vous faites donc une différence entre « société secrète » et « organisation initiatique » ?

Cette différence nous est imposée par l’Histoire, d’autant qu’en Occident, les stigmates de la modernité ont imposé, peu à peu et inexorablement, aux appareils structurels des « sociétés secrètes initiatiques », où qui l’étaient il y a encore quelques décennies et qui le sont de moins en moins et tendent, y compris de par leur propre volonté, à ne plus l’être, des formes fonctionnelles calquées sur le modèle des gouvernements profanes, ce que René Guénon (1886-1951) résume ainsi, en le déplorant : « en adoptant des formes administratives imitées de celles des gouvernements profanes, ces organisations ont donné prise à des actions antagonistes qui autrement n’auraient trouvé aucun moyen de s’exercer contre elles et seraient tombées dans le vide ; cette imitation du monde profane constituait d’ailleurs, en elle-même, un de ces renversements des rapports normaux qui, dans tous les domaines, sont si caractéristiques du désordre moderne.» [3]

Il en va, fort heureusement, tout autrement des « organisations initiatiques » authentiques, qui se sont conservées en fidélité, et œuvrent à ce que soient préservées les caractéristiques définissant une structure dépositaire de « l’influence spirituelle » requise.  Elles dispensent réellement un enseignement et des méthodes capables « d’opérer » une transformation profonde de l’être, en lui donnant d’accéder « aux états supérieurs, et même, finalement, de conduire l’être au delà de tout état conditionné quel qu’il soit » [4], état obtenu par une « libération », ou, pour rester dans le climat terminologique de l’ésotérisme occidental, une « réintégration« , permettant de retrouver une dimension « supra-individuelle », c’est-à-dire, la « première propriété » et « puissance spirituelle primitive » d’Adam avant le chute.

Peut-on, dès-lors, encore parler d’initiation au sens de  metanoia (changement profond, parfois radical) dans les sociétés « secrètes initiatiques » devenues des « sociétés discrètes » ?

Évidemment non. D’édification morale, de rappel du sens du devoir, de conscience civique, de respect du bien commun et de l’exemplarité de vie, d’apprentissage de la discipline et de l’acquisition des vertus humaines et chevaleresques, sans aucun doute, et c’est déjà fort bien. Mais, quant à « l’initiation », nous le savons, il s’agit de tout autre chose, que ne dispensent plus, et ne sont plus en mesure de dispenser faute d’en posséder les qualifications nécessaires, les « sociétés secrètes initiatiques » devenues « sociétés discrètes ». Les membres de ces organisations en ressortent généralement grandis, édifiés, émus par de belles cérémonies, frappés par le hiératisme des degrés et des grades provenant d’un lointain passé, parfois plus ou moins sensibles et ouverts à un « Principe transcendant », c’est un fait, mais quant à devenir un « initié », cela relève d’un tout autre ordre des choses.

À quel type de « Connaissance » ouvre alors une initiation authentique ?

Précisément à une « connaissance » qui relève du domaine de « l’inconnaissable », de « l’indicible », de « l’ineffable », de ce qui est « inaccessible » tant au raisonnement qu’à l’intelligence commune ; une connaissance, en quoi consiste précisément le « secret initiatique », permettant à l’être qui en fait l’expérience intimement, de parvenir à la vérité inconditionnée. Guénon parle, en évoquant ce chemin parsemé d’épreuves et de renoncements successifs, d’un domaine « incommunicable » : « il s’agit ici de quelque chose qui, dans son essence même, est proprement ‘‘incommunicable’’, puisque ce sont des états à réaliser intérieurement.» [5]

Il s’agit donc bien, en effet, d’une vraie « metanoia », soit l’avènement d’une transformation entière et radicale de l’être, faisant surgir, dans l’âme, ce que l’on peut considérer, à bon droit, comme une « vie nouvelle ».

En quoi cette initiation donne-t-elle accès à cette « vie nouvelle » que vous évoquez ?

La « vie nouvelle » survient, après un passage assumé et consenti de mise à mort du vieil homme, advenant après un long travail, vécu en conscience, de purification active et d’ascèse rigoureuse, qui permet à l’être d’accéder à son « centre » le plus intérieur, là où subsiste sa véritable nature incréée et indéterminée.

C’est la « science de l’homme » telle que définie par Joseph de Maistre (1753-1821) – qui fut membre du système initiatique, maçonnique et chevaleresque, établi en 1778 à Lyon par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) – et elle seule, qui est capable de faire accéder à la « vie nouvelle ». Toutefois, pour que cela advienne, il faut, concrètement, briser l’écorce externe de la fausse personnalité, afin d’atteindre au « noyau » enfoui derrière le brouillard généré par les ombres psychiques et le voile des apparences trompeuses. Maître Eckhart (1260-1328), cette citation ayant été, à juste titre, souvent reprise par Frithjof Schuon (1907-1998), n’hésite pas à soutenir : « Il faut briser la coque, pour que puisse sortir ce qui est caché dedans ; car si tu veux avoir le fruit, il faut que tu brises la coque. Si donc tu veux découvrir la nudité de la nature, il te faut détruire ses symboles, et plus tu vas loin, plus tu en approches l’essence. Quand tu en arriveras a l’Un, qui recueille toutes les choses en Soi, c’est la que ton âme devra rester.» [6]

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« Si tu veux trouver la nature sans voile,

il faut briser toutes les images ;

plus on avance dans ce travail, plus on approche de l’Essence

(Maître Eckhart).

Il s’agit donc d’une mise à distance de l’égo, d’une ouverture de la conscience ?

Exactement, il s’agit de retrouver l’essence fondamentale de l’être dans sa pureté primitive, ceci nécessitant une « destruction » des fausses conceptions, des préjugés, des idées, et y compris des images que l’on se construit sur la transcendance et que dont l’imagination aime tant à emplir et à saturer l’esprit. Il faut donc entreprendre, si l’on peut dire, une «dés-imagination » (Entbildung) : « Si tu veux trouver la nature sans voile, dit Eckhart, il faut briser toutes les images ; plus on avance dans ce travail, plus on approche de l’Essence.» [7] Dans l’une de ses « Prières », Louis-Claude de Saint-Martin demande ainsi à Dieu de le libérer de la « région des images » : « Abolis pour moi la région des images ; dissipe ces barrières fantastiques qui mettent un immense intervalle et une épaisse obscurité entre ta vive lumière et moi, et qui m’obombrent de leurs ténèbres. » [8]

Cette aspiration à la distance d’avec les images provenant de l’incessante activité du mental,  et qui forment un écran entre la réalité et la conscience de l’Absolu, rejoint, les affirmations de la tradition orientale sur la nécessité de la « non-pensée » – notamment dans la tradition du bouddhisme zen chez Dôgen Zenji (1200-1253), pour qui la « non-pensée » est la base de la pratique méditative [9].

La perspective ésotérique, qui cherche le sens intérieur et la « libération », relève-t-elle de la Philosophia perennis, « voie » commune à l’humanité,  une voie de liberté  face à la perspective exclusiviste et légaliste de l’exotérisme ?

La vision  exotérique, enfermée dans une lecture souvent littérale des textes sacrés, en reste à une formulation positive (positiviste ?) de l’Être, sans accéder (et même s’y refusant de par une rigidité conceptuelle arrêtée et définie en des dogmes que l’on présente comme étant indiscutables et « intangibles »), à ce qui le dépasse, et qui est pourtant l’essentiel. Ce système a conduit le légalisme exclusiviste aux formes religieuses institutionnelles autoritaires, qui ont pu perdre, au fil du temps, tout lien avec la « connaissance » véritable et la condamnèrent même sévèrement au motif « d’hérésie ».

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 « Je dis qu’il est l’Un et, en même temps, le Néant Éternel ;

il n’a ni cause, ni commencement, ni lieu,

et il ne possède rien en dehors de lui-même ;

il est la volonté de ce qui est sans détermination.. »

(Jacob Boehme).

Or, le mystère initiatique ouvre précisément sur l’au-delà de l’Être et du non-Être, là où le langage est obligé de constater son impuissance, faute d’être en mesure de pouvoir traduire la réalité de ce qui dépasse toute formulation :  en ce domaine, qui est celui de la pure métaphysique, immanence et transcendance, multiplicité et Unité, affirmation et négation, ainsi que l’ensemble des contradictions et des oppositions dialectiques, n’ont plus de sens ; cette « connaissance », de nature initiatique, participe donc, en effet, de la « non-dualité ».

La dimension impensable, in-conceptualisable, de « l’au-delà de l’Être et du non-Être », qui aboutit au « Rien suressentiel », a été formulée en Occident par Jacob Boehme (1575-1624), sous le nom de « Néant Éternel », équivalent au « Rien » pur, ce « Rien » qui, pour se connaître et se faire connaître, a été amené à se manifester : « Je dis qu’il est l’Un et, en même temps, le Néant Éternel ; il n’a ni cause, ni commencement, ni lieu, et il ne possède rien en dehors de lui-même ; il est la volonté de ce qui est sans détermination, il n’est qu’Un en lui-même ; il n’a besoin ni d’espace ni de place ; il s’engendre en lui-même d’éternité en éternité ; il n’a rien qui lui ressemble, et n’a aucun endroit particulier où il réside : l’éternelle sagesse ou intelligence est sa demeure ; il est la volonté de la sagesse et la sagesse est sa révélation.» [10]

Lorsqu’est appréhendé, connu et expérimenté en sa vérité, le « Néant Éternel », au bout d’un cheminement spirituel authentique, véritablement initiatique, «quand on quitte le château pour entrer dans la montagne » [11], alors, en vertu du principe unissant « connaissance » et « réalisation », l’être peut franchir vivant, dès ici-bas, les portes du Temple du « Parfait Silence ».

Propos recueillis par Florence Quentin

9782372410229FS

Ultreïa, n°7, printemps 2016.

Notes.

  1. L.-C. de Saint-Martin, Le Crocodile, Chant 14, 1799.
  2. Ibid., Chant 91.
  3. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Éditions Traditionnelles,‎1946, p. 3.
  4. Ibid., p. 16.
  5. Ibid., p. 21.
  6. Maître Eckhart, Traités et sermons, trad. de F. Aubier et J. Molitor, Aubier Montaigne, 1942, p. 213.
  7. Ibid., p. 312.
  8. L.-C. de Saint-Martin,« Les dix Prières», in Œuvres posthumes, Letourmy, 1807.
  9. « Demeurez fermement en ‘‘samâdhi’’ et dans la pensée de la non-pensée. Comment penser le non-pensé ? C’est la non-pensée. Tel est l’art de zazen.» (Dôgen, Zazengi, in « Polir la lune et labourer les nuages», trad. J. Brosse, Albin Michel, 1998, p. 89). On notera, que la tradition occidentale ne manque pas, non plus, de maîtres prônant l’exercice de la « non-pensée », ou plus exactement du « penser à rien » (no pensar nada), tel Frederico Osuna (1492-1542), théologien espagnol de tendance scotiste, qui insista, dans sa direction spirituelle auprès de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582), sur « l’oraison de recueillement » afin de se détacher du créé, et mit l’accent sur la nécessité, dans cette oraison, de se « vider de toute opération », de toute représentation mentale afin de s’établir durablement dans le silence intérieur. « Ne rien penser, disait Osuna, c’est tout penser.»
  10. J. Boehme, Mysterium Magnum, I, 2., trad. S. Jankélévitch, Aubier Montaigne, 1945, pp. 55-56.
  11. « « Quand on quitte le château pour entrer dans la montagne, on sort d’un esprit pour entrer dans un autre. Entrer dans la montagne, c’est penser et ne pas penser. Abandonner le monde, c’est être sans pensée.» (Dôgen, Corps et esprit, trad. J. Cousin, Gallimard, 2013, p. 24).

L’Église intérieure et la tradition secrète des mystiques

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On découvre dans « Le culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure », le lien étroit unissant Louis-Claude de Saint-Martin à la tradition mystique

Le dernier livre de Jean-Marc Vivenza, « Le culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure »  qui complète son précédent «L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin », en lui apportant un élément directement liturgique opératif, possède de nombreuses qualités dont la première est d’en faire un outil d’une extraordinaire utilité pratique pour ceux qui souhaitent s’engager, concrètement, dans la voie initiatique saint-martiniste proposant un chemin vers le christianisme vécu « en esprit et en vérité » .

Mais un aspect de cet ouvrage nous est apparu comme particulièrement important : soit celui établissant le lien entre les auteurs spirituels de la tradition mystique chrétienne, et les thèses de Louis-Claude de Saint-Martin portant sur l’Église intérieure.

***

Et ce que l’on découvre dans « Le culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure », pour notre plus grande surprise, c’est que des thèses très voisines de celles du Philosophe Inconnu, furent soutenues par des religieux rattachés à des congrégations comme l’Ordre des Carmes ou les capucins Récollets.

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Pierre Poiret (1646-1719)

Cette tradition mystique qui fut marginalisée, pour ne pas dire parfois combattue au sein de l’Église visible, très vite trouva des défenseurs auprès des figures de la résistance spirituelle, comme Pierre Poiret (1646-1719), calviniste messin marqué par les écrits du Ménnonite Hendrik van Barneveld Jansz (1665-1734), ardent défenseur de la cause de l’oraison mystique.

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La voie de « l’expérience de la présence de Dieu » dans l’âme, est un préalable à la célébration du culte « en esprit ».

Dans « Le culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure » Jean-Marc Vivenza aborde longuement le cas de l’humble carme parisien, Frère Laurent de la Résurrection (1614-1691), qui au XVIIe siècle fit de l’adoration de Dieu « en esprit et en vérité », le centre de sa vie spirituelle, parvenant à atteindre un état de perpétuelle union avec le divin.

 « Son expérience, écrit Jean-Marc Vivenza, fut résumée dans ses « Maximes spirituelles » en 1692, suivie des « Mœurs et entretiens du frère Laurent de la Résurrection » en 1694, textes qui lui valurent une large audience de par le caractère extrêmement élevé, quoique participant d’une remarquable simplicité, de la méthode d’oraison préconisée par le carme qui vivait, en son quotidien et dans ses humbles tâches conventuelles, empli de lumières surnaturelles. (…) cette voie est un préalable à la célébration du culte « en esprit », de « l’expérience de la présence de Dieu »

Dans cette idée que l’expérience de la « Présence de Dieu » soit un « préalable à la célébration du culte « en esprit » à laquelle nous invite Saint-Martin, le livre de Jean-Marc Vivenza nous en expose la réalité en se penchant sur un courant assez méconnu, l’Ordre des frères mineurs recueillis, membres de la tendance dite « observante » des franciscains.

Saint-Francois-Assise-632

 L’Ordo fratrum minorum recollectorum, (l’Ordre des frères mineurs recueillis), membres de la tendance « observante » des franciscains, invitait à une pratique visant à s’établir, en ouvrant son cœur, dans l’intimité de Dieu.

C’est ainsi que l’on découvre, grâce au  « Culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure », ce lien étroit, montrant que Saint-Martin s’inscrit incontestablement dans le sillage de la tradition secrète des mystiques : « un religieux Récollet de la dernière moitié du XVIIe, Maximien de Bernezay, dont on ne sait à peu près rien de la vie étant demeuré dans un parfait anonymat, écrivit un « Traité de la vie intérieure » (1685) qui bénéficia d’une large audience auprès des âmes dévotes, diffusant auprès des fidèles une pratique qui invitait à s’établir, en ouvrant son cœur, dans l’intimité de Dieu. Les Frères mineurs récollets (ou simplement: les Récollets), ceci afin de mieux situer Bernezay, étaient rattachés à l’Ordo fratrum minorum recollectorum, c’est-à-dire l’Ordre des frères mineurs recueillis, membres de la tendance dite « observante » des franciscains. Adeptes de la pratique du « Chemin de Croix », les Récollets érigèrent de nombreux lieux de prière, dont le calvaire des Récollets de Romans-sur-Isère dans la Drôme, qui offre à contempler une réplique exacte des quarante stations du chemin de Croix suivi par le Christ à Jérusalem, permettant au pèlerin d’aboutir, à la fin des stations, au calvaire et à une reconstitution du Saint-Sépulcre. » [1]

Blake I

Le Philosophe Inconnu a su conjuguer avec un art extraordinaire, « doctrine initiatique de la réintégration » et voie de la « contemplation intérieure ».

[youtube:https://www.youtube.com/watch?v=VHZXsjgPj0c%5D

L’Église invisible pour Louis-Claude de Saint-Martin

Extrait tiré du site http://www.baglis.tv/ d’un interview intitulé : « L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint Martin » avec Jean-Marc Vivenza, une interview de Jean Solis.

***

Une intuition magnifique dans « Le culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure »montre ce lien de la tradition mystique avec Louis-Claude de Saint-Martin, nous faisant comprendre que le Philosophe Inconnu a su conjuguer avec un extraordinaire sens de la vie spirituelle, doctrine initiatique de la réintégration et voie de la contemplation intérieure  : « « Les Récollets, qui sont nés des communautés où les « récollections au désert  – ce dernier pouvant d’ailleurs être établi au cœur même des villes -, devinrent le centre d’une intense activité religieuse, participent d’un courant mystique dont le capucin Benoît de Canfield (1562-1611), auteur d’une Règle de perfection (1608) et adepte de la spiritualité abstraite de l’anéantissement, est l’un des représentants majeurs, courant dans lequel s’inscrivent des noms comme Jean de Bernières (1602-1659), ou le tertiaire Jean Aumont (1608-1689), auteur de « L’Ouverture intérieure du royaume de l’Agneau occis dans nos cœurs » (1660), ainsi que Victorin Aubertin (1604-1669), qui publia « Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur » (1667), ouvrage dans lequel est décrite, avec une extraordinaire précision, la vie de l’oraison ; citons encore Éloy Hardouin de Saint-Jacques (+1661), rédacteur d’une « Conduite d’une âme dans l’oraison depuis les premiers jusques aux plus sublimes degrés » (1662), sans oublier le « Jour mystique » de Pierre de Poitiers (+ 1683), texte publié en 1671, exposant l’ensemble des nuances de la « lumière intérieure » auquel se référa dans ses « Justifications » Madame Guyon (1648-1717), ainsi que, bien évidemment, Constantin de Barbanson (1582-1631) et ses « Secrets sentiers de l’esprit divin » (1623) aux accents métaphysiques remarquables, à quoi il faut ajouter « Le Royaume de Dieu dans l’âme » de Jean-Evangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635), publié en flamand en 1637, livre qui lui mérita le surnom, largement mérité, de « Jean de la Croix flamand », de même qu’Alexandrin de La Ciotat (+1706), capucin, auteur du « Parfait dénuement » (1680). » [2]

1649-1

Un point est mis en lumière : « Archange de Pembroke (1567-1632) devint le directeur, de 1609 à 1620, de la Mère Angélique Arnauld (1591-1661), abbesse et réformatrice de Port-Royal qui fut « convertie » par le sermon que le capucin vint prêcher au monastère en 1608, la décidant à appliquer la Règle de son Ordre dans toute sa rigueur. » [3]

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Ce à quoi, il faut rajouter l’influence du Père Joseph du Tremblay (1577-1738) « en tant que diplomate au service de Richelieu, prédicateur itinérant conseiller d’Antoinette d’Orléans (1572-1618), religieuse de Fontevraud, qui décida de la création en 1617 de l’Ordre des Filles du Calvaire dont il rédigea le livre des méditations pieuses à leur intention. »

***

Ainsi, sur cet aspect des choses Jean-Marc Vivenza souligne : «On mesure l’influence de la mystique intérieure liée aux différentes branches, issues ou rattachées, à l’Ordre de saint François au XVIIe siècle, et qui contribuèrent au développement de cette spiritualité de la « vie secrète d’oraison », précisant : « L’idée de « vie intérieure », et même « d’Église du cœur », n’est évidemment pas propre au courant illuministe puisqu’elle traverse l’histoire de la spiritualité chrétienne. Cette sensibilité a cependant trouvé au XVIIe siècle, un étonnement rayonnement, en particulier à la proximité de certaines tendances religieuses plus connues sous les désignations de « quiétisme » ou « jansénisme » qui, en pieux « amis de la vérité », conservèrent l’esprit et la doctrine originelle du christianisme primitif. Mais, le fait est à noter, y compris au sein de l’Église institutionnelle, on relève des expressions fortement influencées par les thématiques que l’on retrouvera ensuite au sein des milieux quiétistes, jansénistes ou initiatiques, sans doute en ayant trouvé en leurs cénacles des abris protecteurs pour des conceptions combattues par les autorités politiques et religieuses de cette époque. » [4]

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 « C’est au sein des cercles protégés par une règle de discrétion et de secret, que se préserva et se transmis, la « pratique de la vie intérieure » et la  « vie cachée en Dieu dans l’oraison », au sein de petites églises éloignées du monde ou dans le cadre des milieux illuministes dont Saint-Martin fut, en France, le représentant par excellence. »

La conclusion de Jean-Marc Vivenza, à propos de cette mise en parallèle du courant mystique et de la voie de l’illuminisme à l’intérieur de son ouvrage « Le culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure », est remarquable, et nous permet de mieux comprendre ce qui unit secrètement, voie mystique et illuminisme initiatique : « Malheureusement, de par une campagne anti-mystique assez virulente contre les « quiétistes », qui n’eut d’égale que celle menée contre les thèses sur la gratuité de la grâce défendues par le courant augustinien et le milieu de Port-Royal, qui ira jusqu’à la dispersion des Solitaires en 1679, il advint bientôt une sorte de retour à l’invisibilité du courant de la mystique abstraite, période qui fut désignée comme représentant un véritable « crépuscule ». Il n’est donc pas interdit de penser, qu’à partir du XVIIIe siècle, c’est au sein des cercles protégés par une sorte de règle de discrétion et de secret, que se préserva et se transmis, la « pratique de la vie intérieure » et la  « vie cachée en Dieu dans l’oraison », ceci au sein de petites églises éloignées du monde ou dans le cadre des milieux illuministes nourris des écrits de Fénelon (1651-1715) et de Madame Guyon, dont Saint-Martin fut, en France, le représentant par excellence, ce qui aura permis, et il faut leur en être infiniment reconnaissant, que puisse perdurer une voie spirituelle qui, sans cela, aurait très certainement entièrement disparu. » [5]

On mesure donc à la lecture de ces lignes, dont il faut vivement remercier Jean-Marc Vivenza en raison de leur richesse analytique, documentaire et historique, ce que représenta véritablement au XVIIIe siècle la voie de « L’Église intérieure » proposée par Louis-Claude de Saint-Martin, apparaissant d’ailleurs comme la continuité encore vivante de nos jours, de la tradition illuministe et mystique de la  « vie cachée en Dieu».

 Notes.

1 J.-M. Vivenza, Le culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure, La Pierre Philosophale, 2014, pp. 157-158.

2. Ibid.

3. Ibid.

4. Ibid., p. 157.

5. Ibid., pp. 158-159.

Le culte en esprit de l'Eglise intérieure

J.-M. Vivenza, Le culte ‘‘en esprit’ de L’Église intérieure,

La Pierre Philosophale, octobre 2014, 262 pages. 

Origène et la doctrine secrète des initiés connue jusqu’au VIe siècle

Origène

L’enseignement secret de la doctrine théosophique,

possède un lien intime avec la pensée d’Origène (IIIe s.).

Les théosophes au XVIIIe siècle, se référèrent à un enseignement participant d’un christianisme non-dogmatique, qualifié pour cela de « transcendant », car relevant de thèses secrètes et le plus souvent oubliées, qui firent l’objet de condamnations de la part des conciles de l’Eglise.

Jean-Baptise Willermoz (1730-1824), ira jusqu’à signaler dans une Instruction du Régime écossais rectifié :

« Les Loges qui reçurent [l’initiation parfaite] conservèrent jusqu’au VIe siècle ces précieuses connaissances, et le refroidissement de la foi annonce assez qu’à cette époque le souvenir s’en est affaibli, et que ce qu’il restait d’initiés se retirèrent dans le secret. Mais aussi on doit croire que ces connaissances se sont perpétuées sans interruption pendant tous les siècles du monde car tous les ouvrages que Dieu a créés demeurent à perpétuité et nous ne pouvons rien ôter à tout ce que Dieu a fait. Ce qui a été est encore, ce qui doit être a déjà été, et Dieu rappelle le passé. » [1]

Cette conviction d’un enseignement perdu et oublié, était partagée par les disciples de Martinès de Pasqually, dont évidemment Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803).

louis-claude-de-saint-martin III

« Le cœur divin s’est transmué en Homme-Esprit. » 

(Louis-Claude de Saint-Martin, Le ministère de l’homme-esprit).

C’est ce qui fait dire à Jean-Marc Vivenza, dans son dernier ouvrage :

« Le paradoxe pour Saint-Martin, c’est que ce qu’oubliaient les Pères de l’Église, et qu’ils allaient bientôt rejeter au nom d’un dogme que l’on fixerait définitivement lors des différents conciles, n’était rien d’autre que l’enseignement du christianisme originel, c’est-à-dire, les vérités qui avaient été révélées lors des premières années de la primitive Église, et que la chrétienté, peu à peu, finissait par regarder comme des erreurs. Cet enseignement possédait, et conserve, comme en ses premiers instants, un lien intime avec l’Évangile, il en éclaire de nombreux points obscurs et est issu de la volonté divine, dès après la Chute, de confier à l’homme une voie pour sa réhabilitation, volonté que Saint-Martin désigne comme participant d’un  « mouvement même qui s’est fait dans le cœur de Dieu, à l’instant de notre chute pour la restauration de l’espèce humaine, mouvement par lequel ce cœur divin s’est transmué en Homme-Esprit. » (Le ministère de l’homme-esprit). » [2]

L’intérêt de la recherche actuelle de Jean-Marc Vivenza sur ce point, provient du fait qu’il porte à la lumière d’une façon renouvelée, les sources de l’enseignement secret, de la doctrine intérieure du courant théosophique, en montrant leur lien intime avec la pensée d’Origène (IIIe s.).

Extrait tiré du site http://www.baglis.tv/ et d’une table ronde intitulée

« Illuminisme mystique et christianisme transcendant »

avec Jean-Marc Vivenza et Roger Dachez, animation Jean Solis. 

Isaac le Ninive

« Meilleur est celui à qui il a été donné de se voir lui-même,

que celui à qui il a été donné de voir les anges,

car on voit ces derniers avec les yeux du corps,

alors que l’on se voit avec les yeux de l’âme. » 

ISAAC DE NINIVE, Traités religieux, philosophiques et moraux (VIIe siècle)

par Ibn As-Salt (IXe siècle). Sbath, Paul, ed., Cairo: Al-Chark, 1934.

Et ce lien, entre enseignement secret du christianisme primitif et illuminisme chrétien du XVIIIe siècle, permet d’expliquer la raison de cette référence au VIe siècle chez Willermoz, comme période où la situation a basculé. Où ce qui était connu, est devenu interdit, condamné, contraint à se cacher, étant préservé par les voies initiatiques.

Voici ce qu’explique Jean-Marc Vivenza, qu’il faut lire attentivement, car il résume dans ce passage, qui est une note, l’essentiel de ce qui est à comprendre de ce qui se joue, c’est-à-dire de ce qui est en jeu aujourd’hui au sein des structures initiatiques, à savoir la préservation de la doctrine, ou sa disparition au profit de conceptions étrangères et hostiles aux voies spirituelles telles qu’elles furent constituées par leurs fondateurs au XVIIIe siècle :

« Ce christianisme original professé par Saint-Martin, fondé sur la doctrine secrète de la réintégration des êtres condamnée officiellement depuis le VIe siècle lors du IIe Concile de Constantinople (556) – et dont Origène (185-253), puis Évagre le Pontique (345-399), ou encore Isaac de Ninive (VIIe s.) et Joseph Hazzaya (VIIIe s.), exposèrent les principes, principes qui se retrouvèrent au XVIIIe siècle au sein du riche courant de l’illuminisme chrétien jusqu’à devenir le cœur même de deux systèmes initiatiques auxquels fut lié Louis-Claude de Saint-Martin (l’Ordre des élus coëns et le Régime écossais rectifié) – redisons-le encore une fois car les mêmes menaces, aujourd’hui comme au VIe siècle, pèsent sur elle, n’a pas à se plier aux vues disciplinaires de l’Église visible, elle n’a pas, cette doctrine séculaire, à être corrigée, redressée ou amendée, prétendument « enrichie » pour la faire « progresser », ce qui est en réalité une profonde déformation et scandaleuse dénaturation, afin de la faire correspondre aux schémas dogmatiques arrêtés par les Pères conciliaires, de sorte,  au final, de la dissoudre et la faire disparaître sous de fallacieux prétextes, et surtout en vertu de l’autorité arbitraire et subjective d’un tribunal autoproclamé, surgi d’on ne sait où, dénué de toutes qualifications légitimes pour agir en ce sens – et qui a pu même réussir à s’introduire, ce qui est un signe notable de « contre-tradition » et « d’extériorisation profane », dans le sens concret où l’entendait René Guénon (1886-1951), jusque dans certaines structures à prétentions initiatiques -, dans l’eau des proclamations ecclésiales. Elle possède cette doctrine, ses critères propres, et doit être protégée, conservée dans sa pureté, et gardée en conformité d’avec son essence intrinsèque, ce qui d’ailleurs, ce rappel s’imposant visiblement à de nombreux esprits oublieux à qui d’ailleurs sont étrangers ces domaines – ceci expliquant sans doute cela -, est le devoir d’une classe « non ostensible » du Régime rectifié à laquelle Jean-Baptiste Willermoz confia, précisément, cette mission : « La forme de cette Instruction a quelquefois varié selon les temps et les circonstances, mais le fond, qui est invariable,  est toujours resté le même. Recevez-la donc avec un juste sentiment de reconnaissance et méditez-en la doctrine sans préjugé avec ce respect religieux que l’homme dignement préparé peut devoir à ce qui l’instruit et l’éclaire.» (J.-B. Willermoz, Statuts et Règlement de l’Ordre des Grands Profès, Ms 5.475, BM Lyon). » [3]

Nous ne saurions trop souscrire à ces mises en garde et à ce rappel vital : les menaces, sous un visage différent car il n’est plus celui des périodes précédentes de l’Histoire, mais comme au VIe siècle, pèsent sur la « sainte doctrine ». Et cette doctrine n’a pas à se plier aux vues dogmatiques de l’Église visible. Elle n’a pas à être contrariée, contestée ou prétendument « enrichie », dans une volonté de déformation et dénaturation, afin de la faire correspondre aux vues dogmatiques.

Pope II

Le loup s’est introduit dans la bergerie,

et c’est du sein même de certaines structures que provient une menace,

qui n’hésite plus à appeler à « contester la doctrine de l’Ordre »,

au motif de sa distance d’avec les dogmes de l’Eglise…

Mais ce qui est nouveau à présent, c’est que le loup s’est introduit dans la bergerie, et si auparavant l’Eglise lançait ses anathèmes contre les voies initiatiques de « l’extérieur », aujourd’hui, c’est du sein même de certaines structures – qui ne peuvent plus prétendre au titre « d’initiatiques » – que provient une menace, qui n’hésite plus, ouvertement, à appeler, dans une dérive religieuse sectaire, à « amender, opposer, contrarier, enrichir, et contester la doctrine de l’Ordre » (sic), au motif de sa distance d’avec les dogmes de l’Eglise…

Si l’on sait que, précisément, les voies initiatiques furent constituées au cour des âges, pour protéger un dépôt doctrinal menacé par l’autorité ecclésiale, il est du devoir de chaque âme de désir de s’opposer à cette « contre-tradition », à cette tendance dérivant vers « l’extériorisation profane », dans le sens où l’entendait René Guénon, car il en va du devenir de la perspective métaphysique de la réintégration !

Notes.

1. Instruction pour la réception des Frères Ecuyers Novices de l’Ordre Bienfaisant des Chevaliers Maçons de la Cité Sainte (Rituel d’Ecuyer-novice , 1808).

2. J.-M. Vivenza, L’Eglise et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin, La Pierre Philosophale, 2013, pp. 120-121.

3. Ibid., note 81, p. 122.

L'EGLISE ET LE SACERDOCE SELON SAINT-MARTIN

 L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin

 La Pierre Philosophale, 2013.

Lire :

La doctrine de la réintégration des êtres

 

Phénix

Pour un retour à la pensée d’Origène ou : 

« La Sainte Doctrine parvenue d’âge en âge par l’Initiation jusqu’à nous »

 

 

Le christianisme transcendant et l’illuminisme initiatique

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« C’est à cette lignée traditionnelle que se rattache la notion d’Église intérieure qu’utilisa Saint-Martin, pour évoquer ceux qui sont regroupés pour cultiver les lumières de la doctrine divine… »

Dans deux de ses ouvrages, « La Clé d’Or » et « L’Eglise et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin », Jean-Marc Vivenza insiste tout particulièrement sur cette idée de « christianisme transcendant », qui possède des caractéristiques propres en se distinguant du dogmatisme des églises chrétiennes, se rattachant à un enseignement secret qui fut connu lors des premiers siècles.

Voici ce qu’écrit Jean-Marc Vivenza : « L’Église intérieure, qui est dépositaire de la doctrine secrète et de « l’esprit de vérité de l’Évangile » dont parle Saint-Martin, cultivant le « mystère caché en Dieu », ne contredit pas la Tradition constante du christianisme, et ce dès les premiers siècles de son existence, elle se réfère au « secret » partagé entre l’âme et Dieu, ce qui est positivement exprimé dans l’Écriture Sainte à plusieurs endroits, et de façon explicite : « Mais toi, quand tu pries, entre dans ta chambre, et ayant fermé ta porte, prie ton Père qui demeure dans le secret ; et ton Père qui voit dans le secret, te récompensera » (Matthieu, VI, 6), ce secret relève du « mystère » éternel que Dieu a réservé pour certaines âmes élues et choisies : « Et il leur dit, A vous il est donné de connaître le mystère du royaume de Dieu ; mais pour ceux qui sont dehors, toutes choses se traitent par des paraboles » (Marc IV, 11)…

Mais d’autre part, et ce point est d’importance afin d’éviter de nombreuses confusions qui pourraient laisser croire à une nouveauté non fondée en légitimité, cette tradition mystérique est connue depuis toujours sous le nom de « discipline de l’Arcane », elle a plus particulièrement été exposée et développée par saint Clément d’Alexandrie (v.150-v.215), qui en fit allusion à de nombreuses reprises dans son œuvre, notamment dans les Stromates, où il écrit  : « La vraie tradition de la bienheureuse doctrine, qu’ils avaient reçue immédiatement des saints apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et de Paul, chacun comme un fils de son père. » (Stromates I, 1). » [1]

 

Extrait tiré du site http://www.baglis.tv/ et d’une table ronde intitulée

« Illuminisme mystique et christianisme transcendant »

avec Jean-Marc Vivenza et Roger Dachez, animation Jean Solis. 

Ce qui est précisé ensuite dans l’ouvrage, dont nous ne saurions trop insister sur son caractère fondamental, est très important pour la démarche initiatique de ceux qui souhaitent progresser en ces voies réservées, et en particulier comprendre la notion de « christianisme transcendant » : « Il ne s’agit donc, absolument pas d’une « contre-église », d’une dénomination ecclésiale cherchant à se constituer en une nouvelle Église parallèle concurrente, ou se substituant à l’institution visible et ses multiples expressions, non ; mais d’une société fondée sur la connaissance des mystères cachés, société transversale à toutes les confessions chrétiennes – sans aucune exception – issues de la primitive Église, et dont est dévolue la fonction de cultiver et veiller sur la « sainte doctrine », selon l’expression de saint Clément d’Alexandrie, qui est une gnose réservée à peu : « Nous savons que nous avons tous une foi commune pour les choses communes, qui est qu’il n’y a qu’un Dieu ; mais la gnose n’est pas dans tous : elle est donnée à peu» (Stromates II, 1), ce que confirme saint Denys l’Aréopagite (Διονύσιος ο Αρεοπαγίτης), lorsqu’il affirme : «Il y a deux théologies, l’une commune et l’autre mystique ; et la mystique a ses traditions secrètes, comme l’autre a sa tradition qui est publique.» (Traité des Noms divins, II). [2]

On perçoit ainsi immédiatement l’originalité de ce christianisme transcendant, échappant à la dogmatique des conciles, fondé sur la divine lumière de l’âme :« C’est à cette lignée traditionnelle que se rattache la notion d’Église intérieure qu’utilise Saint-Martin pour évoquer ceux qui sont regroupés pour cultiver les lumières de la doctrine divine, la bienheureuse doctrine à laquelle est attaché Clément d’Alexandrie, et il ne s’agit pas d’une nouvelle « église pour les parfaits », une chapelle récemment créée, une organisation constituée au temps de l’illuminisme au XVIIIe siècle, et réservée à une petite élite de purs retranchés du monde, hostiles, par instinct irrationnel, aux formes de la piété ostensible, ou inutilement méprisants à l’égard des sacrements dispensés par les ministres du culte visible, mais bien d’un dépôt vénérable héritier d’une longue chaîne séculaire au sein de laquelle se retrouvent les plus grands noms de l’histoire du christianisme, dépôt précisément désigné, selon le terme même employé par Clément d’Alexandrie, sous le nom de « sainte doctrine », transmise par une grâce particulière de Dieu, non à un grand nombre, mais au petit nombre de ceux auxquels cette « sainte doctrine » est depuis toujours destinée, et qui est délivrée de manière mystique   : « Ceux qui ont reçu des saints apôtres Pierre et Jacques, Jean et Paul, la tradition véritable de la ‘‘sainte doctrine’’ (ιερό δόγμα),  comme un fils qui reçoit un héritage de son père (et il en est peu qui ressemblent à leurs pères), sont parvenus jusqu’à nous, par une grâce particulière de Dieu, pour déposer dans nos âmes la doctrine apostolique, léguée par leurs ancêtres (…) Les mystères sont transmis d’une manière mystique, de sorte que la vérité se trouve sur les lèvres de celui qui enseigne, et plus encore dans son intelligence que dans sa bouche. » (Stromates I, 7-9). » [3]

Francois-de-Salignac-de-la-Mothe-FenelonCe qui est tout à fait extraordinaire, c’est qu’à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, Fénelon (1651-1715), archevêque de Cambrai, rédigea un texte essentiel se présentant comme un exposé du « système » des Stromates de saint Clément d’Alexandrie, profondément imprégné de philosophie platonicienne, et expliqua à propos de l’enseignement secret :

« Ces passages [de saint Clément] montrent évidemment trois choses :

  • 1°) La première, que le gnostique enseigne, quand même, il serait  réduit à un seul auditeur ;
  • 2°) la seconde, que loin de pouvoir être examiné, jugé, par ceux qui sont encore pathique, il ne peut être, ni entendu,  ni compris par eux, en sorte qu’il ne doit pas leur confier les mystères de la gnose, et qu’ils ne sont pas même en état d’être instruit par lui ;
  • 3°) la troisième, que tout ce que l’on dit de la gnose n’est point encore tout ce que l’expérience en a appris au véritable gnostique ; qu’il ne doit pas le divulguer; ce serait violer le secret de Dieu et trahir son mystère. »  (Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, ch. XVII, « Du secret qu’on doit garder sur la gnose »).

Ramsay

Andrew Michael ou André Michel Ramsay, dit le chevalier de Ramsay, né le 9 janvier 1686 à Ayr en Écosse, mort le 6 mai 1743 à Saint-Germain-en-Laye.

Et lorsqu’on sait que Fénelon eut pour secrétaire, qu’il baptisa en secret en 1709 …..un certain chevalier de Ramsay (1686-1743), qui devint ensuite un intime de  Madame Guyon, avant que d’introduire en France la franc-maçonnerie de Rite écossais, en développant l’idée d’une fraternité universelle souchée sur une conception transcendante et intérieure de la religion, dont la maçonnerie, devait devenir la clé de voûte….alors on comprend mieux pourquoi certaines « clés » sont dites en « Or » !

Notes.

1. J.-M. Vivenza, L’Eglise et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin, La Pierre Philosophale, 2013, pp. 130-131.

2. Ibid., p. 132.

3. Ibid., p. 134.

L'EGLISE ET LE SACERDOCE SELON SAINT-MARTIN

 L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin

 La Pierre Philosophale, 2013.

Clé d'or

La Clé d’or

et autres écrits maçonniques

 Editions de l’Astronome, 2012.

L’erreur de Robert Amadou : Saint-Martin n’a pas manqué de « l’Orient chrétien » !

SM et l'Eglise XXV

La sortie du livre : « L’Eglise et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin », représente un événement. Cet ouvrage, par sa dimension certes et elle est imposante, mais surtout par son contenu, peut difficilement faire l’objet d’une simple recension.

Ce n’est pas un livre habituel, le genre de volume qu’on lit rapidement et puis qu’on range, en l’oubliant, sur les rayons de sa bibliothèque. C’est un authentique bréviaire de l’Eglise intérieure. Il comporte même une « Règle » pour savoir comment vivre selon la loi de l’interne. C’est tout dire.

Nous avons donc décidé, non pas d’évoquer ce livre en un article, mais de nous pencher au cours de différents éclairages, sur certaines questions soulevées dans les 554 pages de « L’Eglise et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin », en les abordant les unes après les autres.

I. « La science de l’Orient chrétien » n’a pas manqué à Saint-Martin. »

Robert Amadou II

« Saint-Martin est tombé dans l’erreur des pseudo-gnostiques….

il a spiritualisé de manière illusoire les sacrements…

l’initiation par l’interne risque de devenir mythique

faute de s’ancrer dans l’externe…. »

(Robert Amadou, La Révolution du Philosophe Inconnu, 1989).

 

Aujourd’hui nous débuterons cet examen, en nous arrêtant à une affirmation constituant un chapitre intitulé : « La science de l’Orient chrétien » n’a pas manqué à Saint-Martin. » (pp. 73-86). 

Pourquoi Jean-Marc Vivenza affirme-t-il ceci ?

Tout simplement parce que depuis un bon nombre d’années, on s’était résolu, pour expliquer la distance de Saint-Martin d’avec l’Eglise visible et ses sacrements, de considérer que si le Philosophe Inconnu avait pu connaître à son époque les formes religieuses de l’orthodoxie, il aurait peut-être changé d’avis…On s’était habitué à cette assertion, on n’y prenait même plus garde, on la considérait recevable.

Pourtant, par ce qui se trouve dans les pages de L’Eglise et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin,  un coup d’arrêt brutal vient de mettre fin à cette idée ! En effet, avec ce qui est révélé par Jean-Marc Vivenza, c’est le genre d’affirmation que l’on ne pourra plus soutenir.

On va comprendre pourquoi et ça risque de surprendre.

II. Le stupéfiant discours dogmatique et ecclésial de Robert Amadou

Dans un article, exhumé par Jean-Marc Vivenza : « La Révolution du Philosophe Inconnu », publié par Robert Amadou (1924-2006), ce dernier soutenait : « Saint-Martin méconnaît la pleine essence de la communauté chrétienne et du sacerdoce. L’Eglise n’est pas un complément, encore moins un complément facultatif ; elle expose, elle exprime le Christ dans sa plénitude et l’univers lui est donc associé, auquel elle deviendra co-extensive. Mais l’Eglise n’est pas non plus une réalité purement spirituelle ; il y a du matériel dans les sacrements et des hommes sont chargés par l’Eglise, d’ordre divin, de les administrer : ‘‘Le Père, le Fils et le Saint Esprit agissent tandis que le prêtre prête sa langue et étend ses mains.’’ (Saint Jean Chrysostome). Saint-Martin là-dessus fait schisme. » [1] 

Le constat était juste.

La suite de l’article d’Amadou est plus problématique : « A la fois la matière est mauvaise et tout l’univers promit à la transfiguration ; à la fois, dirait-on, il est optimiste et pessimiste. Mais, tout ce qui relève de l’externe, et donc de la matière, il le juge facultatif, et donc dangereux, superflu : Quand Martines de Pasqually lui dit : ‘‘il faut bien se contenter de ce qu’on a’’, il ne convainc point le jeune élu coën de la nécessité des opérations de théurgie cérémonielle. Et le pur désir de Saint-Martin, dont je ne séparerai pas des mobiles personnels, le porte à proscrire dans la foulée les sacrements de l’Eglise, ou du moins leur ôter leur caractère divin et obligatoire, et à les priver, par conséquent, de leur vertu – toute puissante. Un même désir en partie dévoyé, oserai-je dire vers l’angélisme, en l’espèce, ou vers un gnosticisme hétérodoxe ? – le conduit à ne pouvoir imaginer les prêtres que comme des hommes-esprit, tous, capables d’opérer des miracles, et ce serait là le signe de leur élection, ainsi qu’il en irait avec les poètes. Point d’ordination, en somme, sans élection prophétique. Le spectacle de prêtres indignes confirma cette exigence abusive, qu’elle avait peut être contribué à susciter par réaction. (…) » [2] 

Anges célestes

« Un même désir en partie dévoyé,

oserai-je dire vers l’angélisme…. »

(Robert Amadou, 1989).

III. Pour Robert Amadou Saint-Martin est « tombé » dans « l’erreur des pseudo-gnostiques » (sic !) 

Vivenza s’étonne : « L’analyse, qui ne manque déjà pas en ces première lignes de dénoncer sous forme interrogative, au rang des causes aggravantes qui firent adopter à Saint-Martin ses positions,  tour à tour  un « désir dévoyé », « l’angélisme » et même la tendance au « gnosticisme hétérodoxe », se poursuit ainsi, mais cette fois-ci sur un mode affirmatif :  « Il parait bien que Saint-Martin est tombé dans l’erreur des pseudo-gnostiques, en spiritualisant de manière illusoire les sacrements : le baptême et l’eucharistie, dans l’Homme de désir, et surtout dans le Nouvel homme, sont privés de matière et de forme au sens scolastique ; ils perdent leur forme, au sens de Saint-Martin, à qui nul n’apprit que celle-ci était inhérente aux mystères, puisque ceux-ci sont mystériques, c’est-à-dire rituels, autant que mystérieux, c’est-à-dire porteurs d’énergie divine. Sans dénier (pas davantage d’ailleurs que les gnostiques combattus par les Pères de l’Eglise) son rôle capital à l’Incarnation, aussi réparatrice qu’instructive, Saint-Martin cantonne, pour ainsi dire, son historicisme, et l’initiation par l’interne risque de devenir mythique faute de s’ancrer dans l’externe (et sauf la toute puissance gracieuse de Dieu). Avec l’Eglise visible et historique, Saint-Martin écarte les sacrements, et les prêtres ; n’essayons pas de supputer si ce triple rejet se distribue logiquement et, en ce cas, comment. Il est vrai que l’attrait de Saint-Martin pour l’interne, follement divin, n’en souffrait pas moins de quelque aberration humaine, et, d’autre part, qu’il détestait la plupart des prêtres de son temps.» [3]

Nous avons bien lu ?!

Pour Robert Amadou : « Saint-Martin est tombé dans l’erreur des pseudo-gnostiques », il a, toujours selon Amadou : « spiritualisé de manière illusoire les sacrements », sans compter que pour faire bonne mesure le même Amadou rajoute : : « nul ne lui a apprit que [la forme] était inhérente aux mystères », insistant plus encore pour affirmer que :  « l’initiation par l’interne risque de devenir mythique faute de s’ancrer dans l’externe », enfin, comble de tout, son «attrait pour l’interne…n’en souffrait pas moins de quelque aberration humaine ».

Robert amadou III

«L’attrait de Saint-Martin pour l’interne…

n’en souffrait pas moins de quelque aberration humaine  ».

(Robert Amadou, La Révolution du Philosophe Inconnu, 1989).

Incroyable, ce discours est absolument stupéfiant !

Voici donc comment furent jugées les positions de Saint-Martin à l’égard de l’Eglise et de ses sacrements, par Robert Amadou, et comme le dit avec un étonnement Vivenza, faisant évidemment allusion au Portrait historique et philosophique écrit par Saint-Martin : « Tout ceci constitue donc, on l’avouera, un curieux ‘‘Portait ‘’. »[4]

IV. Une totale incompréhension de la part de Robert Amadou, des positions extra-ecclésiales de Louis-Claude de Saint-Martin

Eh bien oui, curieux Portrait, mais surtout si distant de ce que Saint-Martin soutenait, si manifeste de l’incompréhension de ce qu’était la pensée du Philosophe Inconnu ; Vivenza écrit, rappelant les bases de cette pensée : «  Difficile d’être plus en contradiction avec les convictions de Saint-Martin, qui part du principe, en accord avec les auteurs réformés, piétistes et illuministes, que depuis le Christ, il n’y a plus de sacerdoce réservé à une classe de croyants, mais que ce sacerdoce, non transmissible par un biais humain et institutionnel, a aboli complètement le sacerdoce tel qu’il était compris selon les conceptions de l’Ancien Testament. ; le voile du temple s’est déchiré depuis le haut jusqu’en bas (Matthieu XXVII, 51), voile devant lequel se tenait le clergé hébreu, et derrière lequel Dieu demeurait caché et inaccessible, faisant que désormais, chaque âme peut entrer là où nul sacrificateur ne pouvait entrer sous l’ancienne loi, sauf le grand sacrificateur une fois l’an, et elle a, et toutes ont avec elle : « une pleine liberté pour entrer dans les lieux saints par le sang de Jésus, par le chemin nouveau et vivant qu’il nous a consacré à travers le voile, c’est-à-dire sa chair» (Hébreux X, 19-20). » [5]

Et ce qui devait advenir advint dans le raisonnement d’Amadou. Rejetant, ou ignorant volontairement, les positions extra-ecclésiales de illuminisme chrétien, il affirmait : « Tout en déplorant que la providentielle intuition du Philosophe Inconnu, qui lui avait permis de retrouver la doctrine paulinienne, patristique, orientale, du nouvel homme, ne lui ait pas restitué l’exacte doctrine, qui complète, de l’Eglise, des sacrements et du sacerdoce, comprenons sa protestation contre une certaine conception occidentale du sacerdoce, des sacrements, de l’Eglise. (…) Un fois de plus, la science de l’Orient chrétien a manqué à Saint-Martin.  Quant à Saint-Martin lui-même, au Louis-Claude enfant de Dieu, quoiqu’il lui manquât pour être chrétien régulier – d’appartenir à l’Eglise dont l’aspect visible est inaliénable, il fut homme de désir. Le reste est le secret de Dieu et du Philosophe Inconnu[6]

Oui, nous nous ne rêvons pas….non seulement Robert Amadou considérait que l’intuition de Saint-Martin était dépourvue de « l’exacte doctrine sacramentelle et sacerdotale », mais plus grave, et sans doute extraordinairement injuste, pour Amadou,  « il manquât [à Saint-Martin] pour être chrétien régulier – d’appartenir à l’Eglise dont l’aspect visible est inaliénable. »

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« Il manquât [à Saint-Martin] pour être chrétien régulier –

d’appartenir à l’Eglise dont l’aspect visible est inaliénable. »

(Robert Amadou, La Révolution du Philosophe Inconnu, 1989).

Comment ? Saint-Martin n’aurait pas été un « chrétien régulier », il n’aurait pas appartenu à l’Eglise éternelle, lui le témoin de la Lumière et du Verbe !

Et il ne l’aurait pas été, car ayant soutenu, à la suite des piétistes et des disciples de Jacob Boehme, des positions qui heurtent de plein fouet les vues étroites de ceux qui considèrent qu’il n’y a « point de salut » hors des formes et structures de l’Eglise institutionnelle !

C’est invraisemblable, proprement ahurissant, d’un sectarisme total !

V. L’origine de la thèse erronée de Robert Amadou et de ses disciples … sur le prétendu « manque » de la « science de l’Orient chrétien » dont aurait soi-disant souffert Saint-Martin

Jean-Marc Vivenza nous dit donc en conséquence : « La conclusion de cette étude de Robert Amadou (…) est stupéfiante, puisqu’elle va jusqu’à lui refuser, de par sa distance d’avec l’Église visible, d’être un « chrétien régulier », comme si la « règle », pour être considéré comme « chrétien », était, non pas d’avoir, et avant tout, rencontré le Christ et d’avoir foi en Lui et en sa Parole, mais d’être membre d’une confession religieuse établie (…). On l’admettra, ces lignes sont troublantes, et on pourrait expliquer bien des aspects « surprenants » de la vie initiatique contemporaine découlant directement de ces analyses. » [7]

Ainsi, étant vu comme « un chrétien irrégulier », et même  considéré comme se trouvant « hors de l’Eglise », la conclusion s’imposait pour une sensibilité ecclésiale, qu’incarnait Amadou, dérangé et contrarié par de telles positions : Saint-Martin n’aurait pas tenu ces propos s’il avait connu l’église d’Orient, et de ce fait, « la science de l’Orient chrétien a manqué à Saint-Martin ».

Voilà l’origine d’une thèse fallacieuse – « expliquant bien des aspects « surprenants » de la vie initiatique contemporaine découlant directement de ces analyses » – et qui faute d’avoir été en mesure d’admettre et respecter les sources et les influences de Saint-Martin, lui fait reproche d’une imaginaire « ignorance » de l’Orient chrétien.

Conclusion

La conclusion de Vivenza, au sujet de ce « manque imaginaire », est de ce fait on ne peut plus juste : « C’est pourquoi, redisons-le car il importe d’y insister, cet angle d’approche s’appuyant sur des vues personnelles issues de convictions ecclésiales, est inefficace pour aborder la pensée de Saint-Martin, il empêche catégoriquement ceux qui pourraient lui accorder un quelconque crédit, de pénétrer en vérité dans l’enseignement que dispensa le Philosophe Inconnu, ce qui explique pourquoi il était devenu nécessaire de tenter de rétablir, dans toute son ampleur et son exacte portée et effective dimension, l’authentique position spirituelle du Philosophe Inconnu dans son rapport à l’Église et au sacerdoce, qui ne participe en rien de « l’ignorance » ou du « manque » d’une « science » qui proviendrait d’Orient, mais d’une méditation approfondie, réfléchie et pensée en conscience, invitant au dépassement des formes institutionnelles de sorte de retrouver ce que furent les mystères connus et partagés par les âmes qui vécurent au temps du christianisme primitif, et de ce à quoi peut permettre accéder, comme régions essentielles et ineffables, l’enseignement de l’Évangile, et la sainte doctrine qui en découle. » [8]

*

Remercions Jean-Marc Vivenza pour cet important travail de « rétablissement » de l’authentique pensée spirituelle du Philosophe Inconnu par rapport à l’Église et au sacerdoce qu’il vient d’effectuer, car ce rétablissement nécessaire s’imposait……et il était, comme on le constate, grand temps !

L'EGLISE ET LE SACERDOCE SELON SAINT-MARTIN

J.-M. Vivenza, L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin,

 La Pierre Philosophale, 2013.

 

Notes.

1. R. Amadou, La Révolution du Philosophe Inconnu, Autre Monde, n°119, septembre 1989, pp. 19-20.

2. Ibid., p. 20

3. J.-M. Vivenza, L’Eglise et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin, La Pierre Philosophale, 2013, pp. 76-77.

4. Ibid., p. 77.

5. Ibid., pp. 77-78.

6. R. Amadou, La Révolution du Philosophe Inconnu, op.cit., p. 20.

7. J.-M. Vivenza, L’Eglise et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin, op. cit., pp. 78-80.

8. Ibid., p. 84.