La création du « monde matériel par les anges » selon la thèse gnostique de Martinès de Pasqually et Jean-Baptiste Willermoz

Ange Créateur

« […] les esprits inférieurs, ayant reçu l’ordre du Créateur pour la construction de l’univers, ainsi que l’image de la forme apparente qu’il devait avoir, produisirent d’eux-mêmes les trois essences fondamentales de tous les corps, avec lesquels ils formèrent le temple universel. »

(Martinès de Pasqually, Traité sur la réintégration des êtres, § 256).

Dans son imposant ouvrage : « Martinès de Pasqually  et Jean-Baptiste Willermoz », livre de près de 1200 pages ayant pour sous-titre : « Vie, doctrine et pratiques théurgiques de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers », Jean-Marc Vivenza aborde, dans un des « Appendices », une question qui est souvent peu comprise par ceux qui pratiquent le Régime Écossais Rectifié, et a fortiori encore moins  entrevue par les observateurs extérieurs à ce système, à savoir la thèse postulant une origine angélique du monde créé.

En effet, selon Martinès de Pasqually, qui sera entièrement suivi sur ce point par Jean-Baptiste Willermoz, le monde n’a pas été directement façonné par Dieu mais par des esprits angéliques, qui ont obéi aux ordres du Créateur, ce dernier n’intervenant pas lui-même dans l’œuvre créatrice, si ce n’est pour en intimer la constitution et en penser les plans.

a) La thèse martinésienne d’une création du « monde matériel » par les anges est problématique

Or cette thèse est éminemment problématique. Elle l’est notamment pour la théologie dogmatique des différentes églises chrétiennes qui rejettent catégoriquement, et avec grande vigueur, cette position jugée inacceptable à leurs yeux, pour ne pas dire impie et « hérétique ».

Jean-Marc Vivenza explique à ce sujet la raison d’un tel rejet par les églises :

« L’idée que le monde ne fut point créé par Dieu, mais par des anges, ou des « esprits secondaires », est une constante des thèses gnostiques que l’on retrouve chez la plupart des auteurs condamnés par l’Église en ses différents conciles : Simon le magicien (1er s.), Basilide (IIe s.), Valentin (IIIe s.), Marcion (v. 85-v.160), Carpocrate (II e s.), Épiphane (IIe s.),  condamnations exprimées avec la plus grande fermeté dans les textes des Pères de l’Église, notamment par saint Irénée de Lyon (v.130-v. 202), Clément d’Alexandrie (150-v.211), Tertullien (v. 155-v.222), saint Athanase (v.294-373), saint Grégoire de Naziance (v.330-v.390), saint Grégoire de Nysse (v.335-v.394) et saint Augustin (354-430), pour ne citer que les principaux adversaires des courants jugés hérétiques, ceci de par le fait que les interprétations des auteurs dualistes niaient la gratuité de l’œuvre de Dieu, s’écartant en cela considérablement du récit de l’Écriture Sainte où l’Éternel vit que « tout ce qu’il avait fait été bon » (Genèse I, 31), pour y substituer des thèses où le mal joue un rôle absolument déterminant sur le plan ontologique et cosmogonique, au point d’imposer à Dieu des décisions allant contre sa volonté initiale, et de remplacer le Créateur par des « intermédiaires », anges, esprits inférieurs, archontes, etc., dans l’œuvre de formation de l’Univers [1]. »

b) Similarité de la conception martinésienne avec les thèses gnostiques

La raison de la présence d’une telle proposition doctrinale chez Martinès de Pasqually, provient du caractère de « nécessité » de ce monde matériel, qui n’était pas voulu à l’origine dans l’intention divine, et que Dieu dut se résoudre à constituer pour y enfermer les démons après leur révolte.

Ce monde, selon la thèse martinésienne, n’était pas présent dans le plan divin initialement, car sans la désobéissance des démons il n’y aurait jamais eu besoin de constituer un monde matériel pour servir de lieu fixe, d’exil et de prison aux esprits révoltés. Ceci explique pourquoi Dieu consentit que ce monde soit édifié en allant contre son intention première, « en faisant force de loi » sur lui-même, c’est-à-dire en se faisant violence, décidant à regret, et en raison d’un événement antérieur, de la création de l’univers physique.

La difficulté considérable d’une telle vision – quoique cohérente bien sûr si l’on situe la révolte des démons avant la constitution du monde pour en expliquer l’origine, bien qu’une telle proposition n’ait rien de scripturaire et relève des thèses gnostiques et origéniennes – c’est que tout à coup la Création ne possède plus du tout son aspect de pure « charité », de don gratuit, mais participe d’une « contrainte nécessaire » qui s’est exercée sur le Créateur, Dieu s’étant vu « forcé » et « obligé » de créer le monde en constatant l’étendue du mal et en souhaitant éviter qu’il ne se développe plus encore.

Dans cette vision originale soutenue par Martinès de Pasqually, il est évident que l’on change complètement de plan et de perspective d’avec la théologie dogmatique !

Pourtant, c’est ce changement radical de plan que soutint tout d’abord Martinès de Pasqually, puis qu’introduisit Jean-Baptiste Willermoz dans les instructions du Régime Écossais Rectifié, conférant à la doctrine de cet Ordre maçonnique et chevaleresque une nette tendance à la « gnose dualiste » telle qu’elle s’est exprimée lors des premiers siècles du christianisme :

« Le gnosticisme – se caractérisant par la croyance que les âmes, soit à cause d’une rupture volontaire ou une détermination négative subie, qui viennent en ce monde, sont emprisonnées dans les formes dégradées et impures de la matière -, niait en conséquence la Création comme étant l’œuvre de Dieu lui-même, et affirmait qu’elle avait été réalisée par des « esprits secondaires » inférieurs, voire un démiurge, ce qu’exprime Martinès en ces termes : « […] je te dirai avec vérité, de par l’Éternel, qu’à peine les esprits pervers furent bannis de la présence du Créateur, les esprits inférieurs et mineurs ternaires reçurent la puissance d’opérer la loi innée en eux de production d’essences spiritueuses, afin de contenir les prévaricateurs dans des bornes ténébreuses de privation divine. En recevant cette puissance, ils furent sur-le-champ émancipés ; leur action, qui était pure spirituelle divine, fut aussitôt changée que l’esprit eut prévariqué ; ils ne furent plus que des êtres spirituels temporels, destinés à opérer les différentes lois que le Créateur leur prescrirait pour l’entier accomplissement de ses volontés. C’est alors que les mineurs spirituels quaternaires furent émanés du sein de la Divinité et qu’ils occupèrent dans l’immensité divine la classe dont les esprits mineurs ternaires venaient d’être émancipés pour opérer temporellement. » (Traité, 233). Il est donc évident, selon les déclarations et affirmations explicites du Traité sur la réintégration des êtres, que le monde matériel, produit de « l’action directe des esprits inférieurs est ternaire, puisqu’ils ont émané d’eux mercure, soufre et sel, pour la structure de l’univers » (Traité, 239) n’a pas été façonné par le Créateur, mais par les « esprits ternaires », c’est-à-dire une classe inférieure d’esprits angéliques, qui ont agi sur ordre de l’Éternel afin que soit constitué le temple universel, ce qui contredit positivement le symbole de Nicée-Constantinople, dit aussi « des Apôtres » en Occident, en sa déclaration formelle : « Je crois en un seul Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre, et de toutes les choses visibles et invisibles » [2]. »

c) Jean-Baptiste Willermoz introduisit la thèse gnostique de Martinès dans les instructions du Régime Écossais Rectifié

Il apparaît donc évident que le type de christianisme propre au Régime Écossais Rectifié, n’a strictement rien d’identique avec l’enseignement de l’Église et relève de ce que Joseph de Maistre qualifia du nom de « christianisme transcendant », type de christianisme « fort éloigné » de la dogmatique officielle de l’institution ecclésiale :

« Cette conception cosmogonique, évidemment fort éloignée des enseignements dogmatiques de l’Église, est devenue la base de la doctrine du Régime rectifié […]. L’image utilisée par Willermoz, pour expliquer que le monde ne fut point créer directement par Dieu mais par des esprits inférieurs ternaires, est exactement celle de Martinès dans son Traité, relative à la construction du Temple de Salomon : ‘‘L’univers créé, qui est appelé philosophiquement le grand Temple univer­sel, dont celui de Salomon fut la figure, a commencé avec le temps pour subsis­ter pendant toute son éternité individuelle. C’est là que les êtres spirituels, principes d’actions secondaires, opèrent avec précision et dans un ordre inva­riable, la loi qu’ils ont reçue dès l’origine des choses temporelles, et que tous les êtres corporels qui y sont contenus se manifestent suivant leur nature pendant toute la durée qui leur est prescrite.’’ […] Willermoz conclut, selon la logique interne de la doctrine martinsésienne devenue celle du Régime rectifié : «[telle est] la différence infinie qui se trouve entre les êtres spirituels, ouvrages du Créateur même, et le grand Temple Universel, qui ne fut produit que par ses agents [3]

Conclusion

Ces éléments doctrinaux extraordinairement centraux pour la juste compréhension des rites et symboles du Régime rectifié, éléments qui ne furent jamais véritablement étudiés avec précision, et en particulier ce point plus que délicat négateur de la gratuite « Charité » de l’acte divin qu’est la création du monde matériel non par Dieu mais par les anges, question longuement examinée et étudiée dans « l’Appendice IV » (pages 1019 à 1040), méritaient un approfondissement très attentif.

Le livre portant sur la relation entre Martinès de Pasqually et Jean-Baptiste Willermoz offre donc ainsi la possibilité, avec des développements détaillés et de multiples références  étendues, une salvatrice lumière de la plus haute importance, donnant ainsi à tous les « cherchants » sincères une connaissance capable de les faire notablement progresser dans la voie de l’initiation willermozienne.

Martinès de Pasqually et  Jean-Baptiste Willermoz

Commande du livre :

Le Mercure Dauphinois, 2020, 1184 pages.

Notes.

[1] J-M Vivenza, Martinès de Pasqually  et Jean-Baptiste Willermoz, Appendice IV, « La création du monde matériel par des « esprits intermédiaires », selon la thèse gnostique de Martinès de Pasqually, reprise par Jean-Baptiste Willermoz et introduite dans les Instructions secrètes du Régime Écossais Rectifié« , Le Mercure Dauphinois, 2020, p. 1019.

[2] Ibid., pp. 1022-1024.

[3] Ibid., p. 1029.

La « Résurgence » des néo-coëns : les compagnons de l’escroquerie !

Robert Ambelain – Georges Bogé de Lagrèze – Robert Amadou

Les artisans en 1942 / 1943, de la prétendue « Résurgence » des néo-coëns

Dans le livre qui vient de paraître, « Martinès de Pasqually et Jean-Baptiste Willermoz, Vie, doctrine et pratiques théurgiques de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers » (Éditions Le Mercure Dauphinois 2020) – véritable somme de 1184 pages portant sur la relation qui se constitua au XVIIIe siècle entre Martinès de Pasqually et Jean-Baptiste Willermoz, et qui donna lieu, ensuite, à l’édification lors du « Convent des Gaules » (1778), au « Régime Écossais Rectifié » – Jean-Marc Vivenza aborde dans « l’Appendice VI » intitulé : « Les tentatives de « réveil » de l’Ordre des Élus Coëns au XXe siècle : examen des critères de validité des « néo-coëns » contemporains » (pp. 1063 à 1114), la question des « réveils » qui ont été tentés au XXe siècle, pour essayer, après leur disparition en tant qu’Ordre organisé et structuré avant même la Révolution française, de redonner une éventuelle existence aux Élus Coëns.

a) Les tentatives de réveil des Coëns au XXe siècle

Cette question est importante, puisque des deux tentatives de « réveil », si la première à l’initiative de Jean Bricaud (+ 1934), a toujours observé une relative réserve et discrétion, celle dite de la « Résurgence », en 1942 / 1943, au contraire, occupe une place significative au sein des courants initiatiques contemporains, ayant cherché à s’imposer au titre d’une légitimité soi-disant acquise par validation de la « Chose ».

Ainsi, se penchant sur le sujet, Jean-Marc Vivenza montre, dans un examen détaillé, descriptif  et documenté, qui est présenté pour la première fois, en quoi cette prétention à la légitimité relève, pour cette prétendue « Résurgence », d’une grossière forgerie aux allures d’objective « escroquerie » sur le plan initiatique.

Après avoir mis en lumière, de façon décisive et assez sévère (pp. 1063-1076), les énormes contrevérités énoncées par Robert Ambelain (1907-1997), dit « Aurifer » de son nomen néo-coën dans un navrant opuscule publié en 1948 qui critiquait vertement la confusion entre « Grande Profession rectifiée et Élus Coëns » [1], à propos de la première initiative de Jean Bricaud, ce dernier s’étant appuyé sur la qualité de Grand Profès, tout à fait authentique et renseignée d’Édouard Emmanuel Blitz (1860–1915), qui fut reçu au sein du Collège de Genève le 21 février 1899 [2], après quoi Jean-Marc Vivenza se penche sur la seconde tentative de « réveil » des Coëns, entre 1942 et 1943, sous le nom de « Résurgence », à l’initiative de Georges Bogé de Lagrèze (1882-1946),  Robert Ambelain, déjà cité, et Robert Amadou (1924-2006).

b) La pseudo « Grande Profession » de Georges Bogé de Lagrèze

Jean-Marc Vivenza écrit : « Le paradoxe le plus extravagant dans cette histoire des tentatives de « réveil » des Élus Coëns au XXe siècle, c’est que c’est précisément sur la même et identique « confusion » entre « succession cohen et succession de la Grande profession du Régime Écossais Rectifié », qu’allait s’appuyer la seconde tentative, s’autoproclamant ensuite du nom de « résurgence », à l’initiative de Georges Bogé de Lagrèze, Robert Ambelain et Robert Amadou, à Paris, en pleine période de l’Occupation en deux temps, en 1942 et 1943, la Charte de cette dite « résurgence », en date du vendredi 3 septembre 1943, s’appuyant, pour valider ce soi-disant « réveil des Coëns », sur la qualité de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte et surtout de Grand Profès de Lagrèze, comme le fait apparaître son diplôme de Grand Maître de cette recréation. Ainsi la « résurgence », comme l’expliquait Robert Ambelain satisfait de ce rattachement de la « résurgence » via la Grande Profession de Lagrèze : ‘‘possède du moins une filiation initiatique régulière et incontestable, qu’elle peut prouver, depuis J.B. Willermoz derrière lui Martinez de Pasqually, par le canal des « Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte » ; il est certains faits qui, dès l’origine de la Résurgence de 1943, vinrent confirmer le bien-fondé et la valeur (sinon la régularité) de cette filiation « Willermoziste » au sein des Elus-Cohen ainsi reconstitués. Ce fut le Frère Georges Bogé de Lagrèze qui fut à l’origine de cette renaissance de l’Ordre. Or, il était Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte membre du Grand-Prieuré des Gaules [3].’’ » (pp. 1079-1081).  

Jean-Marc Vivenza constate immédiatement la difficulté, plus que problématique, de l’argumentaire de Robert Ambelain, puisque si Blitz fut bien Grand Profès, Bogé de Lagrèze lui était un pseudo C.B.C.S., uniquement « de papier » car sans jamais avoir été « armé » par quiconque, et a menti sur ses qualifications : « Tout ce discours, en forme d’épître hagiographique, était bien gentil, sauf qu’il dissimulait un gros problème – outre la même confusion entre Grande Profession et Ordre des Élus Coëns déjà mentionnée, confusion tout à fait identique entre les deux initiatives de « réveil », et on ne voit pas pourquoi le vice du raisonnement dénoncé chez Bricaud en 1924 serait devenu vertu par magie, lorsque soutenu en 1942 et 1943 -, c’est que si Blitz avait été un authentique Grand Profès, Lagrèze quant à lui, contrairement à ses affirmations, ne fut jamais admis dans la classe secrète, ce mensonge entraînant de nombreuses conséquences problématiques, dont la fabrication, plus tard, ex-nihilo, d’une pseudo Grande Profession par les soins de Robert Ambelain, Grand Profession qui se répandit ensuite de façon anarchique à la marge du Régime Rectifié, et y demeure d’ailleurs toujours, bien que dénuée de toute validité. » (p. 1081)

c) Auto-proclamation de la légitimité illusoire de la « résurgence »

Poursuivant son examen des prétendues « qualifications » de la « Résurgence » néo-coën, Jean-Marc Vivenza souligne fort justement : « On le voit, la pseudo Profession de Lagrèze, dont on fit ensuite dépendre la légitimité des transmissions issues de la « résurgence » de 1943, et des lignées, aujourd’hui foisonnantes, des pseudos collèges de pseudos « grands profès » rattachés à cette source, relevait tout simplement de l’escroquerie initiatique. Pourtant, les acteurs de la « résurgence », dont l’usage de la supercherie ne les faisait apparemment pas frémir, se lançaient ensuite avec une incroyable prétention, dans la rédaction de « Statuts Généraux », dans lesquels on pouvait lire, mêlant de façon invraisemblable et dans une confusion incroyable, filiations Martinistes, de Memphis-Misraïm, et de l’Église Gnostique. » (p. 1084).

Voyant que les bases de cette « pseudo Résurgence » reposaient sur des mensonges, Robert Amadou, qui put vérifier lui-même à Genève le caractère illusoire des allégations de Bogé de Lagrèze, tenta par la suite de corriger le tir et fit appel à un nouvel argument pour essayer de sauver l’initiative de 1943 / 1943.

d) Les difficultés de la « résurgence » de 1943 et la prétendue «grâce de la « Chose »

Ce sont ces essais infructueux de sauvetage de l’escroquerie initiatique dite de la « Résurgence néo-coën », que décrit en détail Jean-Marc Vivenza : « De par la somme importante accumulée des difficultés entourant cette prétendue « résurgence », Robert Amadou tenta, dans différents textes et brochures, certains signés de son nomen initiatique « Ignifer », de trouver une issue aux difficultés, et dont la conclusion, le plus souvent, était la suivante, après avoir montré en quoi l’illusion d’une continuité entre l’Ordre des Élus Coëns et la Grande Profession, détenue par Georges Lagrèze, participait d’un rêve pieux :  ‘‘En prêtant contre l’évidence la qualité de Grand Profès à Lagrèze, celui-ci ne pouvait transmettre son éventuelle ‘‘initiation de Grand Profès’’, car on ne devient pas Grand Profès en vertu d’une initiation individuelle, mais par l’agrégation à un collège de Grands Profès, décidée à l’unanimité de ses membres […] La filiation rituelle des Élus coëns ne saurait se confondre avec la filiation imaginaire des Grands Profès, mais non plus avec aucune autre filiation initiatique de nature rituelle. En l’absence de toute filiation rituelle, s’agissant des Élus coëns, n’est avérée, à l’époque contemporaine, qui remonterait en deçà de cette résurgence [4].’’  Au moins, l’aveu d’Amadou formulé dans cette brochure datant de 2001, quoique tardif et faisant suite à des péroraisons sur l’intervention supposée de la « Chose » qui aurait validé la « résurgence », avait valeur de témoignage et de confession, ce qui ne l’empêchait pas, cependant, de conclure par cette affirmation tant de fois réitérée de façon incantatoire : ‘‘La validité de la résurgence coën […] a été vérifiée sans ambages et dès avant la lettre, en 1942, par la grâce de la chose, qui ne se démentit point par la suite. La filiation rituelle issue de cette résurgence en tire sa propre validité [5].’’» (pp. 1087-1088).

e) Les délirantes justifications de Robert Ambelain et Robert Amadou

Jean-Marc Vivenza s’interroge alors  non sans raison : « Pourtant, de quelle grâce de la « Chose » s’agit-il ?  Amadou révèle que le 24 septembre 1942, à minuit, « des grandes opérations d’équinoxe, selon la tradition de Martines de Pasqually [6]» furent organisées […] Le 7 avril 1943, date équinoxiale en cette année-là nous est-il dit, la même procédure fut reproduite par laquelle des « passes » sensibles se manifestèrent de nouveau aux opérants. Admettons. Mais, posons-nous la question, quel rapport ces « passes » – si « passes » il y eut car on peut toujours mettre en doute la valeur de ce type d’impressions subjectives obtenues par des rituels nocturnes tirés de sources éparses composés d’invocations dirigées vers des entités mal définies -, ont-elles à voir avec une confirmation de la justesse d’un projet visant à réveiller l’Ordre des Coëns disparu au XVIIIe siècle ? Strictement aucun, car du point de vue des critères traditionnels sur le plan initiatique, tout ceci participait de la simple croyance collective, pouvant aisément s’abuser et être abusée, en une supposée intervention surnaturelle, mais dont nul n’était en mesure, faute de posséder les qualifications requises, de déterminer la nature, intervention qui pouvait donc parfaitement être soit bénéfique soit maléfique, provenir de n’importe quelle origine psychique fantasmatique voire surgir, par les invocations prononcées de façon aveugle sans les précautions requises, de l’action de créatures immatérielles dérangées des régions où elles sommeillent, et signifier tout autre chose que ce que l’on imaginait y voir ; en réalité personne n’en savait rien. » (p. 1089).

Continuant son questionnement Jean-Marc Vivenza explique alors : « On apprendra simplement par Ambelain, qu’un « oracle astral » aurait communiqué en 1943 des phrases teintées de doctrine martinésienne. » Cependant, à leur lecture, il est identiquement difficile de prêter à cette communication transmise par un « oracle astral », une quelconque autorité capable de valider le projet relativement ambitieux, en quoi consistait cette volonté de résurgence de l’Ordre des Coëns. On est donc dans des régions psychologiques voisinant avec l’autojustification à visée intentionnelle, s’appuyant, pour en légitimer la réalisation, sur la revendication de la manifestation de phénomènes non probants, c’est-à-dire, pour être clair, en plein rêve, que l’on désignera, par bienveillance, de « rêve pieux ». Toutefois ce « rêve pieux » – faute de mieux et devant la dure réalité des évidences mettant en lumière les arrangements avec la vérité du duo Lagrèze/Ambelain -, qu’on présenta volontiers, et dans une foule de textes, sous les traits d’une sincère intention pour conférer une hypothétique légitimité à cette « résurgence », ainsi qu’aux groupes et chapelles néo-coëns qui s’en revendiquèrent après cette date, participe pourtant d’aspirations que l’on pourrait dénommer, au minimum, de « délirantes », et qui sont le plus souvent discrètement passées sous silence, bien que méritant d’être rappelées, puisqu’ayant été mises en avant en 1943 par Bogé de Lagrèze dans la « Charte de Reconstitution et de Réveil de l’Ordre des Chevaliers Elus-Cohen de l’Univers », avec pour « considérant » préliminaire le [second] point suivant [parmi les quatre] : « […] 2°) Le fait que ces Opérations permettent d’assurer une purification régulière de l’Aura Terrestre et faire échec aux courants maléfiques issus du Cône d’Ombre et manipulé intentionnellement par ses satellites [7]. »  (pp. 1089-1090).

f) La « Résurgence » néo-coën entreprise dénuée de légitimité

Le jugement de Jean-Marc Vivenza au sujet de cette « Résurgence » est en conséquence sans appel, rigoureux mais cohérent au regard des critères initiatiques authentiques : « On est donc en présence, lorsqu’on prend connaissance des [justifications], sous prétexte d’une prétendue « résurgence » des Élus Coëns en 1943, de ce qui s’apparente objectivement à une fable singulièrement problématique, dont les effets nocifs n’ont eu de cesse de polluer un milieu initiatique assez perméable en la matière, et souvent peu regardant sur les critères de crédibilité, le dit Ambelain étant allé ensuite jusqu’à forger une pseudo « Grande Profession » factice avec un rituel de son invention, en s’appuyant sur la transmission imaginaire de Lagrèze [8], se proclamant, de plus, le « Grand Souverain » d’un Ordre « néo-coën » jusqu’à ce que Lagrèze, décide de se démettre de cette charge dès le 8 mai 1945, prenant conscience que la plaisanterie était sans doute allée un peu trop loin. «  (p. 1098).

g) Les fables en forme de contes de fées de « l’influx sui generis »

Après avoir présenté les différents épisodes qui se succédèrent au titre de cette « Résurgence » des néo-coëns suite au retrait de Robert Ambelain en 1968 (pp. 1098-1101), Jean-Marc Vivenza nous dit : « Des initiatives se mettant sous le patronage spirituel de Robert Amadou et se réclamant d’un « judéo-christianisme » se voulant fidèle, du moins en intention, à Martinès, tout en déclarant, pour certains, souhaiter poursuivre la « christianisation des coëns » dans l’esprit des leçons de Lyon (sic), en s’accompagnant d’une nette tendance à la séduction pour les formes cultuelles de l’orthodoxie à l’imitation de leur guide, apparaîtront à partir du milieu des années 1980, puis surtout de la décennie 1990 et au début des années 2000 […] Cependant, face au refus de Robert Amadou, qui ne ménageait pas en privé ses vives critiques sur ce qu’il était advenu de la résurgence, d’accepter de conférer des transmissions à ces « néo-coëns » qui se baptiseront, faute de mieux, « de désir », ces micros chapelles, avant même le retour au ciel « d’Ignifer » en mars 2006, ce qu’il n’appréciera guère d’ailleurs, se verront contraintes de se tourner, soit vers Ivan Mosca « Hermete », soit vers la branche brésilienne de l’O.M.S., provenant de Bentin, ou encore par la suite, vers d’autres relais occasionnels au gré des circonstances et des opportunités, pour obtenir un rattachement avec le réveil de 1943, voyant ainsi se refermer sur elles, inévitablement, le piège des sources originelles douteuses et entachées d’invalidité sur le plan initiatique de la résurgence. C’est à cette période que l’on vit toutefois apparaître un nouveau type d’argument, à vue immédiate plus subtil que les revendications à la légitimité formulées par Robert Ambelain dans l’immédiat après 1943 et jusqu’en 1967, que beaucoup voyaient s’effriter devant l’évidence des faits, dont Robert Amadou fut à l’origine, consistant à invoquer, pour légitimer la résurgence, sa confirmation par des signes probants de la « Chose ». Il apparut ainsi qu’Amadou, qui avait varié assez souvent dans la recherche des justifications visant à légitimer la résurgence, n’hésitant pas à utiliser plusieurs méthodes rhétoriques différentes, à l’occasion de la publication de textes destinés à des dictionnaires et encyclopédies maçonniques, se mit à faire allusion à l’existence d’un « influx sui generis » agissant dans le cadre des Coëns, dans lequel certains ont cru pouvoir trouver une caution pour valider leur propre entreprise visant à se revendiquer de l’Ordre éteint, et se déclarer dès lors « néo-coëns de désir », en oubliant un peu vite, que l’activation de cet « influx » répondait à des critères bien définis, qu’Amadou lui-même tint à préciser : « Suivant l’enseignement et la pratique constante de Martines de Pasqually, premier grand souverain connu de l’Ordre dit, en abrégé, des Elus Cohen, on tiendra pour acquis : l’entrée et le progrès dans l’Ordre s’effectuaient par la communication d’initiateur(s) qualifié(s) à récipiendaire qualifié (et, au cas du degré suprême de Réau-Croix, d’ordinant(s) qualifié(s) à ordinand qualifié, selon des modalités différentes et successives correspondant aux grades hiérarchiques, d’un influx sui generis ; toutes réserves faites sur l’origine et la nature de cet influx [9].» On le voit, dans l’esprit d’Amadou, il s’agissait d’un « influx » certes, « sui generis » également, mais se transmettant « d’initiateur(s) qualifié(s) à récipiendaire qualifié », et il n’était pas question d’un pouvoir fluidique, ou d’un « influx », provenant d’on ne sait où et pouvant être revendiqué par n’importe qui, installé dans son salon, l’amenant à s’autoproclamer à qui voudra bien l’entendre, élu coën, Grand Architecte, Réaux-Croix et pourquoi pas Grand Souverain tant qu’on y est ; il y a des critères à respecter et ceux-ci relèvent des règles traditionnelles de transmission, « d’initiateur(s) qualifié(s) à récipiendaire qualifié », en l’absence lesquelles règne la plus totale anarchie, chacun pouvant se croire autorisé lorsque les principes sont oubliés, à s’imaginer ceci ou cela selon son bon vouloir. » (pp. 1101-1104).

Conclusion : la « Résurgence » des néo-coëns relève de l’escroquerie initiatique

La conclusion de Jean-Marc Vivenza, après le long rappel des éléments exposés de cette contrefaçon ayant allure d’authentique supercherie portant le nom de « Résurgence », est donc sans appel : « Ainsi donc, et concrètement, en fait de « néo-coëns de désir », lorsque ceux-ci se réfugient derrière l’invérifiable « grâce d’une filiation spirituelle vérifiée » (sic), ou la fumeuse manifestation d’un « influx » évanescent pour se prévaloir du « réveil » légitime de l’Ordre – ce type d’auto-certification obtenue à peu de frais (de par l’absence depuis deux siècles, d’émules qualifiés capables de poser un verdict autorisé sur ces phénomènes, en sachant discerner ce qui relève des dispensations célestes des artifices trompeurs), n’ayant que peu de poids -, se retrouvèrent finalement, par cette antique technique de « l’oracle » à qui l’on peut faire dire tout ce que l’on veut sans risquer d’être contredit, dans la situation classique tant de fois constatées des victimes volontaires et consentantes de leurs illusions, se livrant à une projection  imaginaire de leur propres « désirs » […] On appréciera en conséquence à sa juste valeur – après ce que nous venons de voir comme participant d’objectives approximations en matière d’initiation, s’accompagnant ensuite de forgeries de la part des acteurs de la « résurgence », suivies des impressions sensibles des « néo-coëns de désir » contemporains -, la complaisance avec laquelle on ose encore considérer les évidentes limites de ce qui s’apparente à une rêverie chimérique pouvant prendre une place de choix dans l’histoire, pourtant déjà bien remplie, des canulars maçonniques, comparativement à la sévérité de jugement vis-à-vis de l’initiative de Jean Bricaud [10], et l’art consommé de l’histoire romancée mis au service de ce pseudo « réveil », quoique ressemblant fort à une authentique contrefaçon initiatique, qui aurait eu le pouvoir, par une faculté mystérieuse accordée à la période de l’Occupation allemande à Paris, de « métamorphoser » (sic) des « Élus coëns putatifs en néo-coëns » trois personnages dépourvus des qualifications requises pour se lancer dans une telle entreprise »  [11] […] cette seconde initiative de réveil des Coëns, qui, si elle s’autoproclama « résurgence », cela fut surtout pour faire « ressurgir », hélas, des comportements très éloignés des principes initiatiques, mêlés à des fantasmagories imaginaires en tous genres, des aspirations à pouvoir se lancer dans la pratique de la magie cérémonielle et la théurgie active, s’accompagnant de la construction d’improbables qualifications suivie de la distribution généreuse de divers titres et charges « néo-coëns » […] C’est donc avec étonnement qu’on lira ces lignes de Robert Amadou : « L’Ordre des Élus coëns a été réveillé, par la grâce d’une filiation spirituelle vérifiée, en 1942-1943 : Georges Lagrèze (1943-1946), puis Robert Ambelain (1946-1967), Grands Maîtres; Ivan Mosca, Grand Souverain, à partir de 1967. Des frères opèrent, seuls ou en groupes, dans l’autonomie, tous issus de la même résurgence [12]», ceci  montrant d’ailleurs, qu’en cherchant à donner l’apparence d’un semblant de validité à la « résurgence », on aura pu en réalité, attitude qui fit école, dissimuler objectivement une volontaire cécité aboutissant à une incapacité à énoncer les criantes limites en matière d’authenticité initiatique d’une telle aventure rocambolesque. » (pp. 1108-1113).

*

Le verdict énoncé par Jean-Marc Vivenza, en dernière ligne de cet « Appendice VI », étude fondamentale pour la connaissance précise du monde initiatique contemporain, ce dont il faut le remercier vivement, participe d’une rare lucidité :

« En ce monde, ce qui fut, a disparu et n’est plus,

ne revient jamais :

 “A posse ad esse non valet consequentia” » (p. 1114).

Martinès de Pasqually et  Jean-Baptiste Willermoz

Commande du livre :

Le Mercure Dauphinois, 2020, 1184 pages.

Notes.

[1] R. Ambelain, Le Martinisme Contemporain et ses véritables origines, Les Cahiers de DESTINS, Paris, 1948 (réédition Signatura, 2011). Jean-Marc Vivenza fait pertinemment remarquer, à propos de ce livre de Robert Ambelain et des assertions aberrantes qu’il contient à l’égard de Jean Bricaud, le jugement pour le moins tendancieux de Serge Caillet : « Ainsi, prétendre que Robert Ambelain (1907-1997) dit Aurifer, en 1948, aurait « produit des arguments décisifs qui viennent contredire les arguments de Bricaud » (S. Caillet, « Il était une fois les Élus coëns de désir », in Bulletin de la Société Martinès de Pasqually, n° 29, 2019, p. 78.), relève d’une curieuse interprétation des faits et d’un rapport pour le moins étrange avec la cohérence historique… » (Cf. J.-M. Vivenza, Martinès de Pasqually et Jean-Baptiste Willermoz, op.cit., p. 1068).

[2] Cf. « Registre du Collège Métropolitain de Genève », in A. Bernheim, Une histoire secrète du Régime écossais rectifié, Genève, Slatkine, pp. 216-217.

[3] Cf. Sâr Aurifer, L’Ordre des Elus Cohen et sa Filiation par, n.d..

[4] R. Amadou, La Résurgence, notice historique, CIREM, « Carnet d’un élu coën », 3, 2001, p. 6.

[6] Ibid., p. 3.

[7] Cf.  Charte de Reconstitution et de Réveil de l’Ordre des Chevaliers Elus-Cohen de l’Univers, 1943.

[8] Ce rituel fantaisiste, dans lequel on fait figurer un autel où est placé un masque posé à la croisée des lames de deux glaives, le tout encerclé par une cordelière rouge disposée en « lacs d’amour, ses deux extrémités nouées par un noeud de carrick » (sic), est le pur produit de l’imagination de Robert Ambelain, se situant à une immense distance du climat extrêmement dépouillé emprunt d’une rigoureuse sobriété et étroitement doctrinal de la classe secrète fondée par Willermoz. On pourra se reporter sur ce sujet, quoique la divulgation des rituels et manuscrits ne soit pas conforme aux règles et principes de la Profession, à : « La Grande Profession, documents et découvertes, le Fonds Turckheim », Renaissance Traditionnelle, n°181-182, janvier-avril 2016.

[9] R. Amadou, [Martinisme], in D. Ligou, Dictionnaire de la Franc-maçonnerie, PUF., 1991, p. 786.

[10] Robert Amadou ne demeura pas en reste dans le domaine des critiques tendancieuses et outrageusement à charge à l’encontre de Jean Bricaud. (R. Amadou, [Martinisme], in D. Ligou, Dictionnaire de la Franc-maçonnerie, op.cit., p. 787).

[11] En note Jean-Marc Vivenza précise : « Par-delà le fait que Lagrèze, n’était C.B.C.S. que par équivalence et nullement Grand Profès comme il le prétendait, en 1943, Robert Ambelain quant à lui, Apprenti depuis le 26 mars 1939 à la loge « La Jérusalem des Vallées Égyptiennes », au Rite de Memphis-Misraim, Associé de l’Ordre Martiniste Traditionnel en juin de la même année, aurait été reçu Compagnon et Maître les 24 et 17 juin 1940, selon ses affirmations et sans pouvoir en fournir la preuve, dans le camp de prisonniers d’Epinal lors d’une tenue clandestine, puis Supérieur Inconnu de l’O.M.T. en décembre 1940 ; son domicile parisien, 12, square du Limousin, Paris (13e), abritant ensuite les tenues du chapitre de la Loge « Alexandrie d’Égypte », Lagrèze, en raison des conditions de guerre, lui transmit par communication et de façon non rituelle, non sans vivement contrarier Jean Chaboseau, les degrés de perfection du Rite Écossais Ancien et Accepté, et les hauts grades de Memphis Misraïm. Pour ce qui est de Robert Amadou, qui avait simplement bénéficié de la réception du degré de Supérieur Inconnu de l’Ordre Martiniste, avec le nomen d’« Ignifer », en septembre 1942, il était simple Apprenti, reçu par Robert Ambelain le 6 juin 1943, au sein de la loge « Alexandrie d’Egypte ». En résumé, pour « opérer » le réveil d’un Ordre de « Chevaliers Maçons » disparu depuis près de deux siècles, en date du 3 octobre 1943 où fut officialisée la « résurgence », sur le strict plan rectifié, seul canal reliant à Willermoz et de Willermoz à Martinès, un C.B.C.S. de papier, par équivalence administrative, (Lagrèze), et du point de vue maçonnique « apocryphe », un Maître, sans certitude de sa réception, de Memphis-Misraïm, (Ambelain), et toujours venant de Memphis-Misraïm, un jeune Apprenti âgé de 19 ans à l’époque, reçu par Ambelain depuis seulement 4 mois, (Amadou). » (Op.cit., pp. 1111-1112).

[12] R. Amadou, [Élus-coëns], Encyclopédie de la Franc-maçonnerie, sous la direction d’Éric Saunier, Librairie générale française, édition 2000, pp. 249-250.

Entretien avec Jean-Marc Vivenza sur « L’Esprit du Saint-Martinisme et la Société des Indépendants »

« La véritable génération à laquelle l’âme humaine est appelée aujourd’hui, est tellement sublime qu’il ne serait peut-être pas à propos d’en parler encore. Néanmoins, disons en passant que l’âme humaine n’est appelée à rien moins qu’à engendrer en elle son Principe divin lui-même… » 

L.-C. de Saint-Martin, L’esprit des choses, « De la génération des âmes » (1800).

Dans un entretien accordé au printemps 2016 à la revue Ultréia [1], Jean-Marc Vivenza signalait, au titre des sociétés de prière cultivant une « distance d’avec les formes », que « l’une des plus dignes d’intérêt dans cet ordre de « transcendance pieuse », est celle-là même dite « Société des Intimes », ou des « Indépendants », conçue par Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) au XVIIIe siècle dans le climat de l’illuminisme européen, et dont il annonçait : « Cette ‘‘société’’ n’a  nulle espèce de ressemblance avec aucune des sociétés connues » ; rajoutant : « C’est cette ‘’société’’ que je vous annonce comme étant la seule de la terre qui soit une image réelle de la société divine, et dont je vous préviens que je suis le fondateur.» (L.-C. de Saint-Martin, Le Crocodile, Chant 14 et 91, 1799). »

Dans L’Esprit du saint-martinisme, récemment édité à « La Pierre Philosophale » [2], Jean-Marc Vivenza revient sur les « fondements spirituels » de cette « œuvre de sanctification » que constitue, par-delà les temps, cette « fraternité », silencieuse et invisible, « cercle intime des pieux Serviteurs » répondant à la volonté initiale de Louis-Claude de Saint-Martin, et au sujet de laquelle l’auteur a eu l’amabilité de nous accorder cet entretien.

–  E N T R E T I E N  –

– Préalablement aux questions qui, ici, font l’objet de nos préoccupations, pourriez-vous nous préciser quels ont été le projet et l’intention, à l’origine de cette édition imposante que constitue votre dernier ouvrage ?

Paradoxalement, cet ouvrage ne provient pas d’une intention personnelle, mais a pour origine l’idée, pertinente au demeurant, de Diego Cerrato, Président du G.E.I.M.M.E. (Grupo de Estudios e Investigaciones Martinistas & Martinezistas de España), de regrouper de nombreux textes qui avaient été rédigés et diffusés en différentes circonstances depuis plusieurs années, mais devenus au fil du temps peu accessibles, pour en faire un livre à part entière portant sur « L’Esprit du saint-martinisme », car c’est bien d’un « Esprit » dont il est question et de façon d’ailleurs éminemment caractéristique, livre qui fut tout d’abord publié en 2019 en castillan, chose suffisamment rare et qui mérite d’être signalée, par les éditions Manakel situées à Madrid.

La dimension imposante de cet ouvrage, près de 600 pages, s’explique donc par l’abondante documentation disponible en matière de recherches éparses, discours, exposés, communications, conférences, etc., jalonnant l’histoire de l’émergence d’un courant dit effectivement « saint-martiniste » pour se distinguer du « martinisme » papusien – et non pas « saint-martinien » (sic), terme en vogue dans les études de lettres classiques et les sphères universitaires traitant de Saint-Martin, milieu cependant dénué de toute perspective initiatique et faiblement, pour ne pas dire aucunement, pertinent en matière de spiritualité, sans référence aucune avec le courant issu de l’Ordre fondé par Papus, ce qui évidemment n’est pas le cas du « saint-martinisme » qui n’a jamais renié, ni ne cache non plus, sa filiation « ésotérique » mais, au contraire, la revendique pleinement, tout en ayant voulu et continuant à œuvrer en ce sens, à la « réformer » -, qui souhaita, dès sa fondation, revenir en fidélité à l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin, largement incompris et singulièrement oublié depuis la diffusion au XVIIIe siècle des écrits de celui qui signait simplement ses travaux du nom du « Philosophe Inconnu ».

– En quoi, précisément, et puisque le titre de l’ouvrage les associe, « l’esprit du saint-martinisme » est-il indissociable, ou pour le moins lié, à la vocation de cette « Société des Indépendants » qui, chez Louis-Claude de Saint-Martin, semble désigner cette « Église véritable des Saints », si caractéristique du courant théosophique européen ?

Afin de percevoir le lien qui unit « esprit du saint-martinisme » et la « Société des Indépendants », entendue par Saint-Martin comme étant « l’Église véritable des Saints », il faut se pencher un instant sur les sources du Philosophe Inconnu, ce qui permet d’expliquer par ailleurs la plupart de ses positions théosophiques et mystiques, et évite de commettre bien des erreurs et contre-sens à propos de sa pensée.

En effet, le théosophe d’Amboise, à une période où les thèses théosophiques circulaient en Europe, fut fortement marqué par les écrits et la spiritualité de ce qu’il est convenu d’appeler « les disciples anglais de Jacob Boehme » ou « Philadelphes » – à savoir Jane Lead, John Pordage, Gottfried Arnold et surtout William Law, comme en témoigne éloquemment d’ailleurs sa lettre à Kirchberger de juillet 1792, dans laquelle Saint Martin conseille à son correspondant la lecture de deux ouvrages, qui lui ont fait « beaucoup de plaisir surtout le deuxième », c’est-à-dire celui de Jane Lead, portant « sur la voie intime et secrète » de l’Église intérieure [3].

Rappelons d’autre part, afin d’écarter diverses méprises, que cette étroite proximité avec les auteurs anglais et le courant des Philadelphes, ne provient pas uniquement des déclarations de Jean-Baptiste Modeste Gence, comme certains le croient à tort en l’affirmant un peu rapidement, mais est explicitement confirmée par Jacques Matter, biographe de Saint-Martin, époux de la petite fille de Frédéric-Rodolphe Saltzmann dont on sait les liens intimes avec le Philosophe Inconnu, qui soutient :

William Law (1686-1761)

« À côté de ces attraits l’Angleterre en offrait d’autres à Saint-Martin : une suite notable d’écrivains mystiques, depuis Jane Leade, élève contemporaine de J. Boehme et fondatrice de cette Société philadelphienne qui eut des affiliations dans tout le nord de l’Europe, jusqu’à William Law, traducteur du célèbre philosophe teutonique, ou plutôt auteur d’une nouvelle édition de la traduction anglaise la plus ancienne de ses œuvres. William Law, ministre anglican, se faisait remarquer précisément à cette époque par la tendresse toute mystique qui respirait dans ses publications morales et religieuses ; et dans un pays où régnaient encore une foi ardente et une grande piété au milieu des bruyantes attaques des libres penseurs, un écrivain d’une si haute mysticité dut rencontrer de vives sympathies. Law jouit de cet avantage. Animé de tous ces sentiments de foi pénitente et d’humilité évangélique auxquels Saint-Martin lui-même s’appliquait en sa qualité de missionnaire chrétien, la propagande de Law avait en Angleterre un succès très-éclatant. C’était celle-là même que Saint-Martin faisait en France. Elle inspira le plus grand intérêt à l’auteur du livre des Erreurs et de la Vérité, et Saint-Martin aurait pu signer, sinon l’Esprit de la prière, du moins l’Appel aux incrédules, de Law, comme Law aurait pu signer les pages de Saint-Martin. Les deux théosophes se lièrent étroitement, et si Law conçut pour son noble visiteur une tendre affection, Saint-Martin cita volontiers à ses amis le nom ou les écrits de son frère d’outre-Manche [4]

Ainsi, les thèses sur « la vie de l’assemblée invisible en esprit » de Jacob Boehme, à l’école duquel Saint-Martin se plaça avec enthousiasme, et qui n’est pas pour rien désigné comme étant le « Père de l’Église intérieure », se retrouvèrent sous la plume de ses disciples anglais, et furent adoptées par le Philosophe Inconnu qui se positionna clairement dans ses principaux livres en faveur de « l’Église véritable des saints », c’est-à-dire l’assemblée des âmes régénérées et purifiées, libérées des formes et cérémonies « extérieures » pratiquées par les diverses églises institutionnelles (les nombreux passages en ce sens du Ministère de l’homme-esprit (1802) sont absolument démonstratifs à cet égard), établissant un parallèle entre la « société céleste des élus », notamment dans son poème épico-magique, Le Crocodile, ou la guerre du bien et du mal arrivés sous le règne de Louis XV (1799), dans lequel est signalée l’existence d’une « Société » placée sous l’autorité de Madame Jof, c’est-à-dire « la Foi », qu’il dénomme « Société des Indépendants », ainsi décrite  : « [elle] s’étend dans toutes les parties de la terre et porte le nom de Société des indépendants, n’a aucune espèce de ressemblance avec des sociétés connues […]».

– Qu’a de commun la « Société des Indépendants » évoquée par Saint-Martin dans son livre Le Crocodile, et la « Société des Indépendants », structure initiatique contemporaine active aujourd’hui au titre d’une voie « saint-martiniste » ?

Pour le comprendre, il convient simplement de se reporter à l’histoire de la constitution de la « Société des Indépendants », active aujourd’hui au titre du « saint-martinisme », constitution qui est évoquée dans le livre qui vient de paraître [pages 111 à 116, en particulier dans la note 54, p. 114], sans que soient précisées en détails, ce qui a été volontaire, les modalités de cette constitution.

Ceci étant, comme il semble, à en juger par les analyses partielles, voire partiales, lues récemment, que l’on s’exonère d’une lecture attentive au profit d’une réitération réflexe de positions conjuguant a priori biaisés et opinions orientées, éclairons donc ce qui doit l’être, et qui aurait peut-être dû l’être de façon plus explicite.

« La « Société des Indépendants » – en tant que « cénacle » théosophique et mystique ne prétendant pas, bien évidemment, à lui seul incarner l’ensemble de la « Société invisible des intimes » -, fut constituée en octobre 2003 sur proposition dénominative de Robert Amadou, en tant que réforme contemporaine du papusisme. »

En 2003, après la journée d’hommage à la mémoire du Philosophe Inconnu, traditionnellement célébrée le 14 octobre en l’église Saint-Roch, se sont retrouvés en « assemblée », dans un local en sous-sol de la rue Keller (Paris XIe), des frères martinistes, majoritairement maçons du rite écossais rectifié du Grand Prieuré des Gaules, appartenant à divers « Ordres » (O.M., O.M.S., O.M.L., O.M.T., O.M.S.I., etc.), souhaitant s’unir pour entreprendre un « retour à Saint-Martin » en essayant de s’approcher au plus près de sa pensée, puisque constatant l’extrême distance qui séparait les travaux des « Ordres martinistes » précités de l’authentique doctrine du théosophe d’Amboise.

Ce regroupement, hautement hétérogène et multicolore, de par les vêtures et les décors, sans oublier les soutanes, que portaient les uns et les autres dans cette cave aménagée en loge, recherchait une appellation pour se désigner, ceci par-delà la dénomination officielle de « Grand Chapitre Martiniste » qui venait d’être entérinée, et la structure mise en place au sein du Grand Prieuré des Gaules par ordonnance en date du 8 décembre 2003.

C’est à Robert Amadou (+ 2006) – [présent, soit dans l’assemblée du 14 octobre 2003 soit à une date rapprochée], personnalité complexe non taillée dans un seul bois, ayant appelé dans les années 90, d’un côté, à la reprise des « opérations » néo-coëns tout en l’assortissant de conditions drastiques [5], et de l’autre, considérant et en le faisant savoir à partir du début des années 2000, en l’accompagnant de jugements sévèrement critiques sur ce qu’était devenue selon-lui la « résurgence de 1942 / 1943, soit à ses yeux « un échec et une erreur » récupérée et revendiquée par « de piètres instituteurs non qualifiés » (sic) [6], que « rien n’était supérieur à l’interne » (sic) -, à qui l’on doit la proposition de se référer à la « Société des Indépendants » du Crocodile, pour qualifier ce « regroupement » informel de frères martinistes désireux de rompre avec leurs anciens rattachements pour revenir en fidélité à Saint-Martin en abandonnant le folklore occultiste (divination, hermétisme, guématrie, théurgie,  chakras, tarot, spiritisme, etc.), qui faisait l’essentiel des travaux des Ordres martinistes toutes tendances confondues.

La proposition de Robert Amadou fut adoptée, et c’est de la sorte que vit le jour, non pas un « Ordre martiniste » de plus, ce n’était pas du tout l’intention, bien au contraire, mais un « cénacle » théosophique et mystique – ne prétendant pas, bien évidemment, à lui seul incarner l’ensemble de la « Société invisible des intimes », mais, tout au moins, en être un humble et priant « témoignage » pour la présente période -, se référant au « saint-martinisme » afin de bien identifier sa perspective initiatique, ce qui signifie, pour être tout à fait clair à ce sujet, que n’étaient pas rejetées les transmissions et les formes rituelles provenant de l’Ordre fondé par Papus au XIXe siècle, transmissions et formes qui furent conservées avec respect et une juste reconnaissance à l’égard de ce qui avait été accompli par les anciens sans lesquels l’héritage de Saint-Martin se serait entièrement perdu ou devenu un simple objet d’érudition, mais que le temps était désormais venu de les « réformer ».

D’où l’apparition, et depuis lors le développement et la vie discrète, quoique relativement active, de cette « Société des Indépendants », constituée lors du dernier trimestre 2003 sur proposition dénominative de Robert Amadou, en tant que réforme contemporaine du papusisme.

– Quelles sont les grandes orientations spirituelles qui fondent l’originalité de la « Société des Indépendants » constituée, ou plus exactement « remise en lumière », en ce début de XXIe siècle ?

Les orientations de la « Société des Indépendants » ne sont autres que celles fixées par Saint-Martin à ses intimes au XVIIIe siècle – et auxquelles il aurait d’ailleurs fallu être fidèle, si l’on avait voulu réellement se revendiquer de la pensée du Philosophe Inconnu -, à savoir prier et cheminer dans une voie de « pure intériorité », dans la simplicité nue de la mystique silencieuse, là « où il ne faut d’autre flamme que notre désir, d’autre lumière que celle de notre pureté [7]». C’est peu et c’est beaucoup, car cela implique, pour chacun, de s’engager sérieusement dans un intense travail de purification, préalable dont on ne peut s’exonérer et qui, lorsqu’il n’est pas respecté et effectué avec rigueur, conduit toujours à des échecs catégoriques sur le plan initiatique, afin d’avancer vers les régions de « l’Esprit ».

Il s’agit donc, en conséquence, d’une « voie silencieuse », une voie strictement intérieure unissant, en une même « société » – que l’on est autorisé à définir comme d’essence fondamentalement religieuse -, les âmes solitaires, « Silencieux Inconnus » qui prient et pratiquent l’oraison de remise de l’esprit en Dieu, ainsi que les exercices de l’abandon mystique de l’âme au sein du « Temple de l’Esprit Saint », qui se trouve uniquement dans la secrète chambre du cœur de l’homme (Luc XVII, 21).

Ceci explique pourquoi Saint-Martin rejeta avec une rare vigueur – sans en appeler, comme on l’entend aujourd’hui trop souvent proféré en une incohérente litanie, à une prétendue « harmonie des voies » au nom d’un imaginaire « non-dualisme » mal compris, relevant surtout d’une gêne visible face aux affirmations intransigeantes et dérangeantes du Philosophe Inconnu -, les initiations selon les formes et les méthodes préconisées par Martinès de Pasqually.

Saint-Martin insista suffisamment sur la nécessité d’une approche dépouillée de la relation au Divin, en mettant en œuvre une prière permettant à la Cause active et intelligente de se manifester dans l’âme, prière participant d’une « théurgie selon l’interne » libérée et dépourvue de tout le pesant appareil cérémoniel tel qu’il était utilisé chez les Élus Coëns, considéré par Saint-Martin comme superflu, « inutile » et même « dangereux », constitué de techniques lourdement matérielles dépendantes de l’apparition de phénomènes extérieurs (glyphes, passes, etc.), un  appareil donc incapable par ses stériles industries de parvenir à l’essentiel transcendant.

Or c’est cette « voie selon l’interne », après des décennies de fonctionnement d’un « Martinisme » occultiste égaré dans de multiples dédales éloignés de la vie intérieure, qu’il était vital de retrouver, et que la Société des Indépendants parvint à de nouveau porter à la lumière, puisque la manière de mettre en œuvre la « prière vivante » et « opérante », qui conduit vers les rivages de l’immensité et les régions célestes de l’invisible, avait été tout simplement perdue au profit de sujets périphériques dénués d’intérêt, délivrant une fausse science totalement incapable de réaliser la « grande affaire » selon l’expression choisie de Saint-Martin, en quoi consiste l’unique nécessaire pour les « âmes de désir » séjournant en ce monde [8].

– L’exigence de « voie selon l’interne », et les étapes qui la constituent, ne répond-elle pas à une vocation plus « religieuse », qu’initiatique ? Quels sont les grands critères de validité qui fondent cet engagement et qui, le cas échéant, le différencie de ce que vous désignez comme étant « les autres sentiers beaucoup plus larges et singulièrement fréquentés ? » [p.141]

Il n’y a pas, fondamentalement, de distinction réelle entre vocation « religieuse » et vocation « initiatique », si l’on conserve en mémoire que la voie dont il est question lorsqu’on parle de celle proposée par Saint-Martin, est intimement reliée aux mystères du « christianisme transcendant », c’est-à-dire ce christianisme primitif qui, dans les premiers siècles de notre ère, était une « vraie initiation » ainsi que l’écrit fort justement Joseph de Maistre : « le christianisme, dans les premiers temps, était une vraie initiation où l’on dévoilait une véritable magie divine [9].»

Ceci explique pourquoi les critères propres à la voie religieuse, consciente de sa primitive vocation, sont rigoureusement les mêmes que ceux exigés pour la voie initiatique authentique – évidemment entendue comme se distinguant radicalement des caricatures inopérantes, faisant commerce officiel de « degrés », « titres », et autres colifichets divers et variés qui amusent les naïfs et flattent le narcissisme grégaire des aveugles égarés dans les sentiers larges et singulièrement fréquentés -, initiation seule capable de conduire ceux qui aspirent sincèrement à la « Vérité » jusqu’à la contemplation des mystères les plus cachés, évidemment inaccessibles sans un intense travail apte à faire advenir, invisiblement dans la haute chambre de l’âme, la naissance du « Nouvel Homme » :

« La véritable génération à laquelle l’âme humaine est appelée aujourd’hui, est tellement sublime qu’il ne serait peut-être pas à propos d’en parler encore. Néanmoins, disons en passant que l’âme humaine n’est appelée à rien moins qu’à engendrer en elle son Principe divin lui-même [10]

Or, si c’est bien de cela qu’il s’agit comme étant la « grande affaire » dans la voie initiatique proposée par Saint-Martin, soit l’engendrement dans l’âme du « Principe divin », alors les conditions et les critères pour participer à ce profond mystère, ne diffèrent en rien des conditions et des critères requis pour la vie religieuse contemplative qui n’est possible, comme on le sait, que dans la solitude, le silence et l’humilité. D’où la difficulté d’ailleurs, pour les esprits appelés vers ces régions sublimes où se déroule la « Naissance de Dieu dans l’âme », de se détacher, concrètement, des contingences matérielles et se libérer des chaînes de la détermination qui les retiennent prisonnières dans les fers de ce monde de ténèbres.

Mais, quoi qu’il en soit de la complexité pour chacun des événements jalonnant cet itinéraire divin, l’enjeu demeure absolument inchangé à travers les siècles, et c’est cet « enjeu », pour le moins extraordinaire, en quoi consiste l’essence unique de la « voie » préconisée par Saint-Martin, dont il nous délivre dans les lignes qui suivent la raison d’être secrète :

« La raison pour laquelle Dieu a produit des millions d’êtres-esprits, est pour qu’Il pût avoir, dans leur existence, une image de Sa propre génération ; car sans cela […] Il ne se connaîtrait pas Lui-même, parce qu’Il procède toujours devant Lui ; encore, malgré ces innombrables miroirs qui rassemblent de tous côtés, autour de Lui, Ses universels rayons, chacun selon leurs propriétés particulières, Il ne Se connaît que dans Son produit et Son résultat et Il tient Son propre centre éternellement enveloppé dans Son ineffable magisme [11]

En vérité, nous pouvons donc affirmer en conclusion, que le Philosophe Inconnu est venu nous révéler, ce en quoi il peut être qualifié de « maître vénéré » ainsi que le considère le saint-martinisme auquel se réfère, depuis toujours et pour toujours dans le « non-temps » éternel qui présida à sa fondation, la « Société des Indépendants » – et il importe de conserver fermement les paroles qu’il nous a confiées en les cultivant dans l’intérieur de notre âme jusqu’à ce que cette dernière en fasse son unique viatique pour traverser les méandres de la vallée de Josaphat -, que de notre « néant » ontologique peut naître l’Être Divin :

« Nous ne sommes rien, tant que Dieu ne s’écrit pas Lui-même dans notre corps, dans notre esprit, dans notre cœur, dans notre âme, dans notre pensée, c’est-à-dire, tant que nous ne nous sentons pas diviniser dans toutes les substances et dans toutes les facultés qui nous constituent [12]

Grenoble, le 7 septembre 2020

L’Esprit du Saint-Martinisme

Louis-Claude de Saint-Martin et la « Société des Indépendants »

Commande du livre :

La Pierre Philosophale, 2020, 582 pages.

Notes.

[1] Jean-Marc Vivenza, « Ésotérisme, initiation et secret », in Ultréia, n° 7, printemps 2016.

[2] Jean-Marc Vivenza, L’esprit du saint-martinisme. Louis Claude de Saint-Martin et la «Société des Indépendants », La Pierre Philosophale, 2020.

[3] Au passage, afin de redresser quelques propos inexacts – même si par la suite, et à sa demande, son correspondant de Berne lui fournira plusieurs ouvrages des Philadelphes dont en particulier ceux de Jane Lead -, si Saint-Martin écrit à Kirchberger avoir lu en 1792 les auteurs philadelphiens, cela signifie qu’il n’a pas attendu le dit Kirchberger pour « découvrir [grâce à lui] leur existence en 1793 » (sic !), mais a dû en prendre connaissance, soit par l’intermédiaire de Saltzmann directement, ou par un initié tiers rencontré lors de son séjour à Strasbourg entre 1788 et 1791 : « Le premier s’appelle Récit de la Direction spirituelle d’un grand témoin de la vérité qui vivait aux Pays-Bas, vers l’an 1550, et qui par ses écrits est connu sous le nom hébreu de Hiel. Tome II, d’Arnold, part. 3 ch. 3, §§ 10, 27, pag. 343. Le second s’appelle Discours de Jeanne Lead [Jane Lead] (Anglaise de nation) sur la Différence des révélations véritables et des révélations fausses, se trouvant dans la préface du soi-disant Puits du jardin, qui a paru à Amsterdam  l’an 1697. Tome II d’Arnold, part. 3, chap. 20, page 519. C’est  une connaissance fraternelle que  j’ai faite à Strasbourg qui m’a envoyé ces deux ouvrages traduits en français de sa propre main. Je ne suis point assez fort en allemand pour les lire dans l’original ; ils m’ont fait beaucoup de plaisir, surtout le dernier.» (Cf. Saint-Martin, lettre à Kirchberger, 12 juillet 1792, in Correspondance inédite de L.-C. de Saint-Martin, L. Schauer et A. Chuquet Paris, E. Dentu, 1862, pp. 16-17.).

[4] J. Matter, Saint-Martin le Philosophe Inconnu, sa vie ses écrits…, Paris, Librairie Académique Didier et Cie, 1862, pp. 131-132.

[5] Cf. R. Amadou, Opérons-donc, note confidentielle rédigée en 1998 à l’attention des cercles néo-coëns, in Renaissance Traditionnelle, n° 165-166, janvier-avril 2012.

[6] Cf. R. Amadou, Entretien privé, Paris, mars 2004.

[7] L.-C. de Saint-Martin, Lettre de Kirchberger, 19 juin 1797.

[8] On pourra se référer, concernant la manière de prier d’après la « voie selon l’interne » préconisée par Saint-Martin, à deux ouvrages essentiels :

Le culte en « esprit » de l’Église intérieure, La Pierre Philosophale, 2014.

Pratique de la prière intérieure, La Pierre Philosophale, 2015.

[9]  J. de Maistre, Principe Générateur, § 15.

[10] L.-C. de Saint-Martin, L’esprit des choses « De la génération des âmes » (1800).

[11] Ibid., « De l’esprit des miroirs divins, spirituels, naturels, etc. »

[12] Ibid., « De l’esprit des livres. »

Addendum à l’Entretien accordé par Jean-Marc Vivenza à l’occasion de la publication de « L’Esprit du Saint-Martinisme »

À son tour, lecrocodiledesaintmartin, découvrant les éléments additionnels insérés dans la note de lecture rédigée par Dominique Clairembault suite à la publication de « L’Esprit du Saint-Martinisme » : « Informée au sujet des derniers éléments donnés par Jean-Marc Vivenza dans son Entretien du 7 septembre 2020, Catherine Amadou tient à préciser que : « Robert n’a assisté à aucune réunion après St-Roch et qu’il n’a rien fondé. » (Échanges du 16/09/2020) », a de son côté contacté Jean-Marc Vivenza pour qu’il puisse nous donner quelques explications supplémentaires.

Précisions de Jean-Marc Vivenza

du 21 septembre 2020

J.-M. Vivenza : Catherine Amadou a parfaitement raison de signaler que Robert Amadou « n’a rien fondé », c’est tout à fait exact ; d’ailleurs, si on avait lu avec attention ce que j’écris, on pourrait constater, facilement – ce qui éviterait une perte de temps et d’énergie dans des « échanges » (sic) inutiles -, que je ne dis strictement rien d’autre, évoquant uniquement une simple « proposition dénominative » de la part de Robert Amadou, c’est-à-dire une « suggestion » formulée à celui qui est à l’origine de sa constitution, à savoir Laurent M., pour ce qui concerne l’adoption du nom « Société des Indépendants » en 2003, ainsi que sa forme organisationnelle, comme il est d’ailleurs déclaré explicitement dans « l’Ordonnance de constitution de la Société des Indépendants » datée du 8 décembre 2003 (image ci-dessous). Pas plus, pas moins.

« Comme suite à une suggestion

de notre bien aimé frère Robert Amadou…. »

(Laurent M., Grand Chapitre Martiniste, Ordonnance de constitution de la Société des Indépendants, MAR/SGM 02, le 8 décembre 2003, in L’Esprit du Saint-Martinisme, « Annexe I », La Pierre Philosophale, 2020, p. 517.)

Soulignons que cette « Société des Indépendants », par ailleurs, Robert Amadou n’ayant jamais rien transmis à personne et s’étant contenté de délivrer, aux uns et aux autres, de simples « encouragements » et des « bénédictions », détient ses transmissions de frères ayant un long passé, et pour certains ayant même exercé de hautes responsabilités, dans l’Ordre Martiniste fondé par Papus au XIXe siècle. Tout ceci est exposé dans « L’Esprit du Saint-Martinisme », le lecteur pourra s’y reporter pour de plus amples informations.

S’agissant du second point, à savoir la présence, ou non, de Robert Amadou, lors d’une réunion dans les locaux appartenant à l’époque au Grand Prieuré des Gaules (rue Keller, Paris XIe) – que cette assemblée se soit déroulée le 14 octobre 2003 exactement, ou bien à la proximité rapprochée de cette date, à l’occasion probable d’une liturgie -, de nombreux témoins peuvent en témoigner.

Ceci étant, je n’avais pas souhaité être présent personnellement lors de la messe en mémoire de Saint-Martin le 14 octobre 2003 à l’église Saint-Roch, car il m’est toujours apparu profondément aberrant, et signalant une incompréhension singulière de sa pensée, de faire célébrer post mortem, un office à la mémoire du Philosophe Inconnu qui, d’après Joseph de Maistre, refusa la présence d’un prêtre lors de sa naissance au ciel et, plus concrètement, fustigea de son vivant avec vigueur les formes institutionnelles du sacerdoce, comme il l’exprima positivement dans ses ouvrages et sans ménagements particuliers à différentes occasions : « Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme, la Providence qui veut faire avancer le christianisme a dû préalablement écarter les prêtres, et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l’ère du christianisme en esprit et en vérité ne commence que depuis l’abolition de l’empire sacerdotal…. » (Saint-Martin, Portrait, § 707). C’est pourquoi, imposer au Philosophe Inconnu après sa mort les formes ecclésiales qu’il rejeta de son vivant, est à mon sens une trahison objective à son égard (*).

Conséquemment, et en conclusion, il m’apparait dénué d’intérêt de s’attarder sur ce qui relève d’une question calendaire totalement inessentielle au regard des enjeux d’une « Société  spirituelle » dont la vie véritable est intemporelle et céleste ; d’où d’ailleurs, mais il me semblait qu’on aurait pu aisément le comprendre lorsqu’on est versé dans l’étude de l’œuvre saint-martinienne, la raison d’une absence de précision à l’intérieur de « L’Esprit du Saint-Martinisme », sur ces faits périphériques participant de la « réalité apparente ».

(*)

On se reportera à l’étude expliquant, et mettant en lumière de façon étendue et approfondie, le rapport de Saint-Martin avec le sacerdoce de L’Église visible et ses sacrements : « L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin, La Pierre Philosophale, 2013, 556 pages.»

René Guénon et le Rite Écossais Rectifié

Entretien avec Jean-Marc Vivenza :

« Les lumières ignorées par René Guénon

de l’ésotérisme chrétien« 

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Nous reproduisons volontiers, en raison de son grand intérêt théorique et doctrinal, des extraits de l’entretien récemment accordé par Jean-Marc Vivenza à l’occasion de la réédition en 2019, revue et augmentée, du « René Guénon et le Rite Écossais Rectifié« , livre qui avait été publié initialement en 2007, notamment les questions portant sur la question essentielle s’il en est, du statut et de la valeur de l’ésotérisme chrétien dans le cadre de l’initiation occidentale, ésotérisme dont on sait que René Guénon (1886-1951), ignora de nombreux aspects fondamentaux, l’amenant à soutenir des positions singulièrement inexactes et erronées.

*

Question : Quelles sont les caractéristiques et les particularités de cet « ésotérisme chrétien » dont témoignent Martinès, Willermoz et Saint-Martin selon vous ?

Jean-Marc Vivenza : La singularité de l’ésotérisme chrétien, notamment dans les formes qu’il prit au sein des courants de l’illuminisme en Europe au XVIIIe siècle, provient du fait qu’il considère qu’une part secrète de la « Révélation » a été réservée pour certaines âmes choisies, cette part n’ayant pas été entièrement intégrée à l’intérieur de l’institution ecclésiale [1], Jean-Baptiste Willermoz considérant d’ailleurs que depuis le VIe siècle, l’Église a oublié une part non négligeable de l’enseignement dont furent dépositaires les chrétiens des premiers siècles, perte qui touche et concerne l’ensemble des confessions chrétiennes, d’Orient comme d’Occident, qui ont adopté les décisions dogmatiques des sept premiers conciles – et non en particulier l’une d’entre elles, car toutes souscrivent aux positions définies par le deuxième concile de Constantinople (553), et notamment les anathèmes prononcés contre les thèses d’Origène, portant sur la préexistence des âmes, l’état angélique d’Adam avant la prévarication, l’incorporisation d’Adam et sa postérité dans une forme de matière dégradée et impure en conséquence du péché originel, et la dissolution finale des corps et du monde matériel -, qui conservent toute leur force d’application sur le plan théologique et dogmatique [2].

L’idée de ces théosophes, combattue par l’Église, tous issus du courant illuministe, relève d’une intuition principale : l’origine des choses, le principe en son essence, n’est pas une réalité positive mais négative, de ce fait l’enseignement ésotérique considère qu’une « tradition » a été conservée, et qu’il est possible de la retrouver soit par l’effet d’une « illumination intérieure », soit grâce à des transmissions cérémonielles et rituelles.

Par ailleurs, leur conviction commune, était que le christianisme fut avant tout, et demeure, une authentique initiation. Ce discours se répandit auprès de nombreux esprits, et beaucoup adhérèrent à cette conception qui devint une sorte de vision commune pour tous ceux qui aspiraient à une compréhension plus intérieure, plus subtile, de vérités que l’Église imposait par autorité, voire qu’elle avait tout simplement oubliées [3].

C’est ce que soutiendra positivement Jean-Baptiste Willermoz, en des termes extrêmement clairs : « Malheureux sont ceux qui ignorent que les connaissances parfaites nous furent apportées par la Loi spirituelle du christianisme, qui fut une initiation aussi mystérieuse que celle qui l’avait précédée : c’est dans celle-là que se trouve la Science universelle. Cette Loi dévoila de nouveaux mys­tères dans l’homme et dans la nature, elle devint le complé­ment de la science [4]

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La  « Discipline de l’Arcane » où sont perceptibles les fondements d’une métaphysique relativement originale n’a rien à envier aux affirmations les plus avancées des penseurs de la vacuité ontologique et du non-dualisme radical.

La voie initiatique occidentale issue de l’illuminisme mystique, participe donc d’une tradition, se revendiquant de la  « Discipline de l’Arcane » [5], où sont perceptibles les fondements d’une métaphysique relativement originale – qui n’a rien à envier aux affirmations les plus avancées des penseurs de la vacuité ontologique et du non-dualisme radical -, et dont la mise en œuvre fut l’unique possibilité d’accéder en Europe à la connaissance de ce « Néant éternel » qui s’éprouve originellement dans un « désir », une faim de quelque chose, une aspiration à un autre que lui-même que manifeste sa volonté, son «Fiat », désir qui constitue un mouvement intensément dialectique, une action au sein de l’immobilité infinie, faisant passer la Divinité du déterminé à l’indéterminé, produisant en elle de l’obscurité et de l’ombre et qui, pourtant, ne sont point totalement ténébreuses et obscures car ce « désir », cette soif, sont emplies d’une lumière quoique « en négatif », et bien que demeurant, pour l’entendement immédiat et la vision superficielle qui en restent à une vision première, une pure et totale nuit ontologique relevant du « Soleil noir de l’Esprit » [6].

Question : Mais pourquoi alors, René Guénon semble s’être montré quasi indifférent à cette dimension proprement « ésotérique » présente au sein du christianisme, affirmant même que l’ensemble des connaissances sacrées étaient situées en Orient, et que l’Occident avait perdu son lien avec les sources effectives de l’authentique « Tradition » ?

Jean-Marc Vivenza : Le problème de Guénon il est vrai, car problème il y a, c’est que sur divers sujets – en particulier ce qui relève de l’ésotérisme occidental et de la nature du christianisme -, Guénon s’est lourdement trompé, et a commis des erreurs notables, patentes et relativement importantes. Cela n’enlève rien à la valeur de ses contributions en d’autres domaines bien évidemment, mais n’autorise pas pour autant à s’aveugler volontairement sur les limites de son œuvre théorique et de ses analyses historiques qu’il convient de repositionner correctement, de sorte d’éviter de tomber dans des impasses catégoriques.

À cet égard, la profonde méconnaissance de Guénon à l’égard des richesses de l’ésotérisme occidental, alors qu’il ignorait l’allemand et ne s’intéressa jamais aux principaux auteurs de langue germanique, explique peut-être sa conviction s’agissant de la nécessité de s’ouvrir aux « lumières de l’Orient » qu’il identifiait avec l’image qu’il se faisait de la « tradition ésotérique », négligeant, faute des les avoir étudié et approfondi sérieusement, les fondements propres du vénérable héritage théosophique d’Occident passablement écarté de sa réflexion. L’aboutissement de cette ignorance chez Guénon à l’égard des sources, notamment germaniques, de l’ésotérisme occidental, est connu – celle-ci se doublant de la non reconnaissance de la valeur propre des « lumières » originales du christianisme -, soit l’impérative nécessité de s’ouvrir aux enseignements orientaux afin d’accéder aux méthodes capables de nous conférer les « outils de réalisation » dont nous serions dépourvus, ce qui l’amena logiquement à déclarer en 1935 : « L’islam est le seul moyen d’accéder aujourd’hui, pour des Européens, à l’initiation effective (et non plus virtuelle), puisque la Maçonnerie ne possède plus d’enseignement ni de méthode  [7]

C’est pourquoi, on pourrait, sans exagération aucune, parler d’ésotérisme « fantasmatique » chez Guénon tant ses conceptions participent d’une vision relativement imaginée de l’Histoire, et d’une singulière idéalisation de « l’Orient » [8]. Ainsi, en permanence sous sa plume, nous sommes renvoyés à des pactes, des complots, des décisions cachées, des pouvoirs effectifs inconnus de tous, des cénacles dirigeant le cours des choses et maîtrisant le destin des civilisations, se référant inlassablement à une grille d’analyse faisant intervenir une histoire secrète parallèle à l’Histoire visible qui ne serait qu’une sorte de premier plan superficiel sous lequel travailleraient, dans l’ombre évidemment, les initiés mystérieux, les fameux « Rose-Croix retirés en Asie après le Traité de Westphalie en 1548 », possédant le pouvoir véritable sur le monde loin des regards indiscrets.

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Selon Guénon, les maîtres de « l’Agartha » veillent sur le dépôt

de la« Tradition primordiale ».

 

À longueur de page, Guénon insiste sur le caractère non-connu de l’authentique vérité historique et nous entraîne dans des développements parfois délirants où il nous explique, avec un enthousiasme certain mais une efficacité contrastée, comment les événements obéissent à des lois et des jugements pris en « haut lieu », loin de la foule ignorante. Ainsi nous apprenons que dans les coulisses du temps, et ce depuis quasiment les origines, œuvrent  des initiés en possession de la connaissance des mystères, guidant de manière invisible les « prétendus » dirigeants de la planète afin de les engager dans les « voies » préparées depuis longtemps par les maîtres de « l’Agartha » qui veillent sur les dépôt de la« Tradition primordiale » [9].

Il serait facile de multiplier les exemples de ce type de discours présent dans l’œuvre guénonienne, cherchant à nous convaincre de la véracité des thèses exposées [10].

Mais la source, peut-être la plus tenace des positions de Guénon, par-delà sa méconnaissance du domaine théosophique européen, a pour origine  une influence problématique subie dans ses années de formation, qui lui fit tenir des discours ahurissants au sujet du christianisme, et surtout l’empêcha d’accéder à la connaissance des richesses propres de son mysticisme regardé comme du « sentimentalisme passif ».

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Albert de Pouvourville (1861-1939), dit  « Matgioi »

Cette influence provient de celui qu’il qualifiait de « notre Maître » (sic) [11], c’est-à-dire Albert de Pouvourville (1861-1939), dit  « Matgioi », Tau Simon en tant qu’évêque gnostique, versé dans l’ésotérisme taoïste, qui soutenait la thèse d’une « dégénérescence » sentimentale du christianisme, devenu une religion consolante au prétexte qu’ « aimer Dieu est un non-sens », la direction éditoriale de la revue « La Gnose », baptisée « Organe officiel de l’Église gnostique universelle », présentant le premier article publié par Matgioi en 1910 en ces termes : «  La Métaphysique jaune rejette toute intervention du sentiment dans la Doctrine, et proclame l’inanité des dogmes consolants et des religions à forme sentimentale [12]

Et ce que cache l’affirmation absolument invraisemblable, et insoutenable à bien des égards, de Guénon : « le mysticisme proprement dit est quelque chose d’exclusivement occidental et, au fond, de spécifiquement chrétien [13]» – point qui n’a été que très rarement mis en lumière -, c’est en réalité un soubassement apriorique à l’encontre du christianisme provenant directement des thèses de Matgioi, qui confine parfois en certains textes jusqu’au rejet pur et simple, en raison d’une opinion dépréciative résultant de cette influence qui devint ensuite une empreinte durable, et dont Guénon ne parvint jamais à se défaire.

Et voilà comment René Guénon a grandement et singulièrement erré sur des sujets pourtant cruciaux et fondamentaux, puisque touchant à l’essence même de l’ésotérisme chrétien, erreurs profondes signe d’une carence théorique et doctrinale rendant inacceptables ses principales thèses lorsqu’il exprima un jugement à l’égard du Régime Écossais Rectifié, des Élus Coëns ou de la théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin.

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« Guénon par ignorance vis-à-vis de la tradition occidentale,  

s’est rendu incapable de pénétrer au cœur de l’ésotérisme chrétien,

n’étant jamais parvenu à en saisir la substance véritable. »

 

C’est donc toute la doxa guénonienne qui est frappée d’illégitimité de par son incapacité à appréhender – faute de posséder les outils adéquats -, les lumières propres de l’initiation chrétienne, et qui, ne voyant rien en elle, et pour cause, juge de façon brutale et péremptoire que, « à bien des égards », on n’y trouve rien d’essentiel. Or, c’est bien plutôt Guénon, malheureusement, par une rupture et une fermeture inexplicables vis-à-vis de la tradition occidentale, qui s’est rendu incapable de pénétrer au cœur de l’ésotérisme chrétien, n’étant jamais parvenu à en saisir la substance véritable, refusant de se donner la peine d’en comprendre la perspective spirituelle, restant dans une ignorance coupable et stupéfiante des plus grands textes de cette tradition [14], regardant un cheminement dont il s’était tragiquement et volontairement coupé, avec une abyssale incompétence qui ne pouvait que le conduire à soutenir des thèses totalement inexactes, en absolue contradiction avec la réalité des faits les plus avérés et les plus assurés.

Que René Guénon, encore possesseur d’une « aura » de science et de connaissance pour un grand nombre d’érudits ou d’initiés, se soit à ce point trompé en ces matières est déjà lourd de conséquences pour la juste compréhension des enjeux initiatiques, mais que l’on puisse encore de nos jours, pour de nombreux et méritants disciples actuels de Jean-Baptiste Willermoz, en rester à ces erreurs manifestes et leur conférer une quelconque autorité, nous semble donc relever d’un aveuglement inexplicable et injustifiable, alors même qu’il importe, pour tout les « cherchants » habités par une droite et sincère intention, de parvenir à pénétrer au centre des circonférences que la Divine Providence leur a permis de découvrir en les plaçant au sein du Régime Rectifié ou dans les assemblées saint-martinistes, d’en comprendre le sens effectif et la valeur précise, de manière à ce qu’ils se rendent aptes d’allumer correctement, c’est-à-dire en ayant conscience de participer à une « opération » bénie de réconciliation, les diverses lumières d’Ordre, de sorte que, par leurs efforts répétés et continus, soit enfin relever l’autel d’or du Temple invisible.

Notes. 

[1] Lors de la publication de son livre, certes remarquable à bien des égards, nous avons signalé en quoi la position de Jean Borella, qui refuse l’idée d’un ésotérisme chrétien extérieur à l’Église, était problématique. (Cf. J.-M. Vivenza, Analyse de « Ésotérisme guénonien et mystère chrétien » de Jean Borella, (Delphica / L’Âge d’Homme, Paris, 1997), in Connaissance des religions, n° 55-56, juillet-décembre 1998, pp. 165-168).

[2] Cette allusion à la perte par l’Église de vérités connues jusqu’au VIe siècle, puis oubliées et même combattues par les clercs, se retrouve dans de nombreuses fois chez Willermoz, notamment dans le « Traité des deux natures », rédigé tardivement, entre 1806 et 1818. (J.-B. Willermoz, Traité des deux natures, 1818, B.M. de Lyon, Fonds Willermoz, ms 5940 n° 5.)

[3] « Oui il y a un corps de doctrine purement ésotérique à l’intérieur du christianisme, c’est certain car il y a eu un énoncé de la bouche même du Christ. Le christianisme n’est pas seulement cette doctrine à coloration sentimentale, destinée à convertir le plus grand nombre d’êtres, mais aussi il renferme en soi, ou du moins il a renfermé en soi à l’origine, tout un énoncé de Connaissance auquel nous n’avons plus accès à l’heure actuelle et qui est tout à fait comparable aux énoncés ésotériques des autres religions ou traditions. Car Dieu lorsqu’il se manifeste, le fait toujours sous les deux aspects ; Il parle aux foules et il donne aussi accès à qui peut l’entendre, aux mystères qui président à la création. » (Cf. Y. Le Cadre, Frère Élie Lemoine et René Guénon, in Il y a cinquante ans René Guénon, Éditions Traditionnelles, 2001, p. 166).

[4] Instruction pour les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, 1784, Bibliothèque Municipale de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5921.

[5] Le terme « Discipline de l’Arcane » provient, non du vocabulaire de l’Église antique, mais semble avoir été introduit dans la littérature théologique au XVIIème siècle par Jean Daillé (1594-1670), théologien réformé, puis trouva, sous la plume de Fénelon (1651-1715), qui désigne du nom de « tradition secrète des mystiques » ce à quoi correspond cette «disciplina arcani », ou « gnose », un ardent avocat. Dans le manuscrit intitulé « Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie » (1694) – manuscrit inédit conservé aux Archives de Saint-Sulpice, puis publié pour la première fois, précédé d’une longue introduction, par le R.P. Paul Dudon, s.j., (1859-1941) en 1930 dans la collection des « Études de Théologie Historique » (Paris, Gabriel Beauchesne éditeur) -, Fénelon soutient que le Père grec, canonisé par l’Église (150-215), affirme que « la gnose est fondée sur une tradition secrète », ancienne et authentique qui provient des premiers siècles du christianisme.

[6] « Le Néant a faim du Quelque Chose et la faim est le désir, sous forme du premier «Verbum fiat » ou du premier faire, car le désir n’a rien qu’il puisse faire ou saisir. Il ne fait que se saisir lui-même et se donner à lui-même son empreinte, je veux dire qu’il se coagule, s’éduque en lui-même, et se saisit et passe de l’Indéterminé au Déterminé et projette sur lui-même l’attraction magnétique afin que le Néant se remplisse et pourtant il ne fait que rester le Néant et en fait de propriété n’a que les ténèbres; c’est l’éternelle origine des ténèbres : Car là où il existe une qualité il y a déjà quelque chose et le Quelque Chose n’est pas comme le Néant. Il produit de l’obscurité, à moins d’être rempli de quelque chose d’autre (comme d’un éclat) car alors il devient de la lumière. Et pourtant en tant que propriété il reste une obscurité. » (J. Böhme, Mysterium Magnum, III, 5, trad. N. Berdiaeff, Paris, Aubier Éditions Montaigne, 1945, t. I, p. 63).

[7] R. Guénon, Propos à Jean Reyor, in P. Feydel, Aperçus historiques touchant à la fonction de René Guénon, Arché, 2003, p. 155.

[8] Lorsqu’on se penche sur certains extraits de ses ouvrages, cette idéalisation quasi « naïve » de l’Orient, apparaît de façon évidente ; l’exemple du peuple chinois, dont on a pu apprécier depuis les vertus « pacifiques », notamment au Tibet, est assez éloquent : « Les Chinois sont le peuple le plus profondément pacifique qui existe ; nous disons pacifique et non « pacifiste », car ils n’éprouvent point le besoin de faire là-dessus de grandiloquentes théories humanitaires : la guerre répugne à leur tempérament, et voilà tout. Si c’est là une faiblesse en un certain sens relatif, il y a, dans la nature même de la race chinoise, une force d’un autre ordre qui en compense les effets, et dont la conscience contribue sans doute à rendre possible cet état d’esprit pacifique… » (R. Guénon, Orient et Occident, 1924, 1ère Partie, Ch. IV, « Terreurs chimériques et dangers réels »).

[9] Lire sur le sujet : J.-M. Vivenza, René Guénon et la Tradition primordiale, La Pierre Philosophale, 2017.

[10] Cf. L’Ésotérisme de Dante, le Roi du Monde, Le Règne de la quantité et les signes des temps, Aperçus sur l’initiation, etc.

[11] R. Guénon [« Palingénius »], La Religion et les religions, La Gnose, n°10, septembre-octobre 1910.

[12] Matgioi, L’erreur métaphysique des religions à forme sentimentale, La Gnose, n°9, juillet-août 1910.

[13] R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, op.cit.

[14] Lorsque l’on songe que Guénon se refusa toujours à lire sérieusement les rhénans (Suso, Tauler, Eckhart, etc.), ainsi que les principaux mystiques et docteurs de l’Église dont il n’avait qu’une connaissance superficielle, on s’explique beaucoup mieux certaines prises de positions assurément bien étonnantes.

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René Guénon

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Régime Écossais Rectifié

La Pierre Philosophale, 2019, 330 pages.

 

Le Régime Écossais Rectifié otage du sectarisme religieux dogmatique

L’Ordre est chrétien – et il l’est certes, mais d’une façon originale dans la mesure où le « christianisme » qui traverse en son entier le système édifié par Jean-Baptiste Willermoz, relève de bien autre chose que de l’enseignement dispensé par les différentes confessions chrétiennes.

Dans le livre qu’il vient de faire paraître, et qui fera date en raison des vérités qu’il comporte sur de nombreux sujets : « Histoire du Régime Écossais Rectifié des origines à nos jours » (La Pierre Philosophale, 2017), Jean-Marc Vivenza met en lumière la source de l’erreur dogmatique qui a entraîné, peu à peu, le Grand Prieuré des Gaules (G.P.D.G.), vers une conception obédientielle multi-ritualiste en plaçant à sa tête une « Aumônerie », dont le but est de veiller « à l’instruction religieuse des Frères » [1].

On sait que c’est précisément par refus de cautionner plus avant une telle structure éloignée des principes willermoziens, que fut constitué en décembre 2012 le Directoire National Rectifié de France-Grand Directoire des Gaules. Mais il était sans doute nécessaire, que soit enfin exposée clairement – parallèlement aux divers événements qui en ont accompagné la mise en place largement décrits dans le livre – la racine théorique de la déviance constatée au sein du G.P.D.G.

L’origine de cette déviance, tient à une proposition ainsi signalée dans l’ouvrage : « C’est non sans étonnement, que nous avons pu lire cette affirmation chez le père Jean-François Var, expliquant d’ailleurs bien des orientations discutables qu’aura à subir l’instance du réveil du Régime au XXe siècle, sur lesquelles nous reviendrons d’ailleurs plus loin dans la partie touchant à la situation contemporaine de l’Ordre : « Et, merveille, entre Willermoz, Saint-Martin et l’Église régnait une complète harmonie (je répète) qui me transportait d’allégresse : c’est ce que je ressentais dans mes débuts exultants ; par la suite, j’apportai à cette appréciation quelques modulations, il n’empêche qu’elle reste toujours immuable en son fond. » (J.-F. Var, La franc-maçonnerie à la lumière du Verbe, Dervy, 2013, p. 16). Affirmation réitérée dans un exercice, il faut bien l’avouer, assez laborieux et non convaincant, publié en parallèle de l’ouvrage précité, cherchant à démontrer la « conformité » des positions des Pères de l’Église avec les thèses martinésiennes :  « ceux qui sont familiers de la pensée de Martines auront été frappés de voir à quel point une bonne partie de ses intuitions [celles des Pères] sont là confortées, d’une part au sujet de l’état où se trouvait l’Homme premier, et d’autre part quant aux conséquences de la chute. » (J.-F. Var, Réintégration et Résurrection à la lumière des Pères de l’Eglise,  Renaissance Traditionnelle, n° 169, janvier 2013, p. 22). » [2]

Jean-Marc Vivenza explique donc en quoi, de telles déclarations qui relèvent, au minimum, de la myopie intellectuelle et au pire de la très grosse méprise théorique frisant peut-être, ce qui n’est pas à exclure, avec la patente « mauvaise foi », déclarations reproduites en étant reformulées sur le site officiel du G.P.D.G. [3], qui sont contredites par une lecture attentive de l’enseignement dispensé par Martinès de Pasqually, repris par Jean-Baptiste Willermoz, représentent une grossière contrevérité ainsi décrite, qui fut extrêmement lourde de conséquence : « L’erreur catégorique du Grand Prieuré des Gaules, qui eut des conséquences considérables dans la « transformation » de l’instance du réveil qui se mua en quelques années en une structure multi-ritualiste qui ira jusqu’à se doter d’une « Aumônerie » ayant pour rôle de « veiller à l’instruction religieuse des Frères », ceci dans son action de nature quasi « missionnaire » en faveur d’un Régime rectifié fidèle à son caractère « chrétien », question qui est directement à l’origine de la rupture des relations survenue avec le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie, en ayant entraîné la cessation de l’existence du Conseil Général de l’Ordre en 1992, est de ne pas avoir perçu, erreur largement partagée, que si l’Ordre est chrétien – et il l’est certes, mais d’une façon originale dans la mesure où le « christianisme » qui traverse en son entier le système édifié par Jean-Baptiste Willermoz, relève de bien autre chose que l’enseignement dispensé par les différentes confessions chrétiennes, ce qui explique d’ailleurs pourquoi a été établi un cheminement initiatique progressif pour en découvrir les vérités, sans quoi, on ne comprendrait pas pourquoi il serait nécessaire pour des chrétiens convaincus, sans compter les sévères peines prévues par l’autorité romaine s’appliquant à ceux qui se font recevoir en franc-maçonnerie, d’attendre de longues années en se soumettant à des rituels plus qu’étranges pour s’entendre énoncer au final un discours que chacun possède déjà depuis l’enfance dans son catéchisme -, c’est d’un « christianisme transcendant » dont il s’agit, fort éloigné des dogmes énoncés lors des conciles de l’Église puisque issu de la tradition illuministe. » [4]

 Le monde relève, du point de vue de l’ontologie martinésienne, d’une création indirecte, ce qui signifie qu’il est sans consistance réelle, non substantiel, illusoire […] Dieu ordonna que les esprits pervers, c’est-à-dire les démons et leur chef, soient « précipités dans des lieux de ténèbres, pour une durée immense de temps » (Traité, [15])

 

Rappelons, insiste J.-M. Vivenza dans son livre, thèse adoptée par Willermoz figurant de façon explicite dans les Instructions secrètes de l’Ordre, que « le monde relève, du point de vue de l’ontologie martinésienne, d’une création indirecte […], ce qui signifie [puisque créé non directement par Dieu mais par des esprits intermédiaires] qu’il est sans consistance réelle, non substantiel, illusoire […] Dieu ordonna que les esprits pervers, c’est-à-dire les démons et leur chef, soient « précipités dans des lieux de ténèbres, pour une durée immense de temps » (Traité, 15), et pour ce faire demanda aux esprits mineurs ternaires de procéder à la création de l’univers matériel pour qu’il devienne une prison, une infranchissable barrière, une borne hermétiquement fermée et close de manière à y « contenir et assujettir les esprits mauvais dans un état de privation » : « A peine les esprits pervers furent bannis de la présence du Créateur, les esprits inférieurs et mineurs ternaires reçurent la puissance d’opérer la loi innée en eux de production d’essences spiritueuses, afin de contenir les prévaricateurs dans des bornes ténébreuses de privation divine. » (Traité, 233). La matière fut donc créée, façonnée sur l’ordre de Dieu par les esprits mineurs ternaires, ces derniers marquant de leur empreinte indélébile et indéfectible, par une signature universelle, chaque forme, chaque essence, chaque vie, déterminant temporellement, par une identité frappée irréductiblement de l’image du ternaire, le moindre des éléments présents en ce monde. » [5]

La « nécessité » a été rejetée avec une absolue abomination par tous les Pères de l’Église, et en particulier saint Irénée  (130-202).

D’autre part, un point qui apparemment a été totalement in-entrevu depuis que les soi-disant « auteurs maçonniques » se penchent sur le sujet, c’est que non seulement le monde fut constitué par des esprits intermédiaires, dits « esprits mineurs ternaires« , mais en plus, il le fut par une violente contrainte exercée sur Dieu, ce qui en langage théologique est désigné sous le nom de « nécessité », « nécessité » qui est rejetée avec une absolue abomination par tous les Pères de l’Église, saint Irénée en tête (130-202) :  « Par ailleurs, non content d’avoir été constitué par des esprits intermédiaires, l’univers matériel participe d’une ontologie assez originale, et pour le moins délicate au regard de ce soutient l’Église sur le plan dogmatique en ces domaines – aspect éminemment problématique qui semble être resté singulièrement non perçu et non entrevu, par ceux qui se sont penchés sur les thèses de Martinès, qui sont très loin de présenter un caractère « d’harmonie », comme on a pu en lire l’affirmation absolument irrecevable, avec les enseignements conciliaires au sujet de la Création -, ontologie que l’on peut sans peine décrire comme étant placée sous le sceau de la « nécessité », puisque sans la prévarication des anges rebelles, puis celle d’Adam, jamais l’univers matériel n’aurait été créé, ainsi que cette proposition, qui participe à l’évidence des concepts présents chez les penseurs, soit influencés, soit participant directement des courants gnostiques et néoplatoniciens alexandrins des premiers siècles du christianisme, est soutenue dans le Traité, en des termes qui ne laissent place à aucune contestation : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle, il n’y aurait eu aucune émancipation d’esprits hors de l’immensité, il n’y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni aucun esprit envoyé pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n’auraient jamais quitté la place qu’ils occupaient dans l’immensité divine, pour opérer la formation d’un univers matériel.. » (Traité, § 237). » [6]

Une évidence s’impose donc : « Nous sommes évidemment avec la doctrine de Martinès, pour lequel le mineur spirituel, c’est-à-dire Adam, n’a été émané qu’en raison de la prévarication des esprits pervers – ce qui renforce plus encore ce caractère de « nécessité » entourant l’ontologie martinésienne de la création selon ce que soutient le Traité, à savoir que « l’ordre de l’émanation des mineurs spirituels n’a commencé qu’après la prévarication et la chute des esprits pervers » (Traité, § 233) -, non pas dans la « conformité », la « confortation », ou la « complète harmonie » (sic) avec la doctrine indivise des Pères de l’Église où Dieu crée le monde par l’effet d’un don gratuit, par amour et sans aucune espèce de contrainte, mais dans le climat des thèses néoplatoniciennes, gnostiques et plotiniennes des théogonies propres aux cultes à mystères de l’antiquité, des gnoses et des cosmogonies des premiers siècles du christianisme, ainsi que des conceptions origéniennes […] » [7]

En guise de « non-contradiction » rêvée, et de « corroboration » imaginaire, tous les textes, toutes les analyses, démontrent et prouvent la parfaite « non-orthodoxie », au regard de l’ensemble des confessions chrétiennes, de l’enseignement du Régime Ecossais Rectifié

Jean-Marc Vivenza rappelle de ce fait aux ignorants, qui prétendent avoir autorité sur une caricature de Régime rectifié qu’ils ont façonné et transformé selon des vues personnelles partisanes et dogmatiques : « La doctrine chrétienne professe au sujet de la Création, tout comme le judaïsme, l’excellence de la Création physique, cosmique et biologique, insistant sur la perfection originelle primitive de l’existence humaine corporelle, et conçoit la Création comme un pur don d’amour du Créateur. Selon la révélation hébraïque, selon la pensée de l’Église universelle et son enseignement dogmatique, selon la doctrine des Pères et des grands docteurs, en créant le monde matériel, et donc l’homme dans sa chair, Dieu a « révélé comme le premier pas de l’alliance avec son Peuple, le premier et universel témoignage de son amour tout-puissant » (cf. CEC, 288). Ce monde a été voulu et créé bon et parfait, c’est seulement l’introduction du mal, par un abus de la liberté d’Adam, qui le corrompit en l’affaiblissant, et lui conféra une tonalité moindre dans l’ordre de l’être, telle est la conception de la Création matérielle selon la dogmatique ecclésiale qui repousse toute idée dépréciative à l’égard de la matière, et rejette totalement les systèmes néoplatoniciens, plotiniens, dualistes ou gnostiques, qui comprennent l’existence du monde comme une dégradation, le résultat d’une chute et la conséquence d’une tragédie. » [8]

En guise de « non-contradiction » rêvée, et de « corroboration » imaginaire, tous les textes, toutes les analyses, démontrent comme il est aisé de le constater, et prouvent, la parfaite « non-orthodoxie », au regard de l’ensemble des confessions chrétiennes, du Régime rectifié : « puisque l’Église et la théologie chrétienne la plus constante, à travers toutes les définitions dogmatiques acceptées par l‘ensemble des confessions chrétiennes (catholicisme, réforme, orthodoxie), refusant catégoriquement que l’ordre surnaturel et l’ordre de la Révélation, soient prétendument fondés sur un ordre naturel dévalorisé ontologiquement, un ordre qui n’aurait qu’un caractère « apparent », c’est-à-dire irréel, qui serait une illusion, un simulacre, un composé « dépourvu de réalité propre », un « assemblage instable », une situation existentielle dégradée et souillée provenant de la « densification » d’une nature spirituelle première réalisée, en forme de sanction, par l’action « d’essences spiritueuses » soumises au contrôle d’esprits inférieurs, formant, par le corps actuel de l’Adam chuté, un « voile opaque » autour d’un corps glorieux conservé intact, mais comme dissimulé en arrière plan de la « matière apparente », constituant, sur ce dit « corps glorieux », un voile caractérisé par un « nombre de décomposition » (sic) qui soulignerait l’aspect « éphémère », « circonstanciel et artificiel de la matière » ». [9]

Tout ceci, tout ce discours objectivement « non-orthodoxe » du point de vue théologique, véhiculant des thèses dualistes issues des courants gnostiques, discours totalement étranger à ce que professent les différentes confessions chrétiennes au sujet de la Création, explique ainsi pourquoi l’Apprenti s’entend dire, lorsqu’il arrive au sein de l’Ordre : « Être dégradé ! malgré ta grandeur primitive et relative, qu’es-tu devant l’Eternel ? Adore-le dans la poussière et sépare avec soin ce principe céleste et indestructible des alliages étrangers ; cultive ton âme immortelle et perfectible, et rends-la susceptible d’être réunie à la source pure du bien, lorsqu’elle sera dégagée des vapeurs grossières de la matière. » [10]

Histoire du Régime Ecossais Rectifié

des origines à nos jours

La Pierre Philosophale, 2017, 575 p.

Notes.

  1. « L’Aumônerie est un organisme national dont la mission est l’enseignement des principes spirituels des Ordres, en particulier la doctrine de la religion et de l’initiation chrétiennes. » (Cf. Constitution de 2005 du Grand Prieuré des Gaules, Livre VII, Titre 1).
  2. J.-M. Vivenza, Histoire du Régime Écossais Rectifié des origines à nos jours, La Pierre Philosophale, 2017, pp. 73-74.
  3. « Bien que certains prétendent le contraire, ces deux doctrines [la doctrine « ésotérique » de Martines de Pasqually et la Foi de l’Église], non seulement ne se contredisent pas, mais au contraire se corroborent l’une l’autre. Tous les textes prouvent la parfaite orthodoxie, au regard de l’ensemble des confessions chrétiennes, du Régime rectifié….» (Cf. Site du G.P.D.G., présentation du R.E.R.).
  4. J.-M. Vivenza, op.cit., p. 433-434.
  5. Ibid., pp. 72-73.
  6. Ibid., pp. 75-76.
  7. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Ibid.
  10. Règle Maçonnique, Art. II, § 1.

Lire également :

La dérive religieuse sectaire du Grand Prieuré des Gaules au grand jour !

Sur une déviance dogmatique au sein du Régime Ecossais Rectifié

Entretien avec Jean-Marc Vivenza sur le « Mystère de l’Église intérieure »

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Après la publication récente de son livre « Le Mystère de l’Église intérieure » (La Pierre Philosophale, 2016), Jean-Marc Vivenza vient d’accorder un « Entretien », disponible sur le blog des éditions La Pierre Philosophale, dans lequel il revient sur les principaux thèmes de son ouvrage. En raison de l’importance des sujets abordés et des développements qui sont effectués par l’auteur, nous portons à la connaissance de nos lecteurs ces propos absolument passionnants qui éclairent de façon remarquable de nombreux points fondamentaux : la théurgie des élus coëns, la voie selon l’interne d’après Saint-Martin, le Régime écossais rectifié, Origène, le dualisme, le statut ontologique du monde créé, la préexistence des âmes, la doctrine de la réintégration, la nouvelle naissance de l’homme, la nature de Dieu, etc.

ENTRETIEN INÉDIT SUR

« LE MYSTÈRE DE L’ÉGLISE INTÉRIEURE »

AVEC JEAN-MARC VIVENZA 

(Octobre 2016)

– 1° Le mystère de l’église intérieure est-elle la praxis du martinisme ou  de la Société des Indépendants, société imaginée par Louis-Claude de  Saint-Martin ? Je m’explique les élus coëns pratiquaient la théurgie comme  praxis « faute de mieux » écrira Martinès de Pasqually, Jean-Baptiste Willermoz de son côté préconisait la bienfaisance active, que faut-il en penser ?

Cette question appelle plusieurs précisions.

Tout d’abord «le mystère de l’église intérieure » n’est pas une « praxis » mais, comme son intitulé l’indique, un « mystère », ce qui est relativement différent, car ouvrant sur une connaissance, ou plus exactement une « révélation » vécue intérieurement en un mouvement d’authentique transformation substantielle, portant sur ce qu’il en est, en réalité effective, de la Divinité et de sa nature. C’est là, d’ailleurs, tout l’objet de la 3ème partie du livre qui a pour nom : « La naissance de la Divinité dans l’âme à partir du néant ». Il ne s’agit de ce fait, en aucun cas d’une « praxis martiniste », ou de la Société, dite des « Indépendants » ou des « Intimes » dont Saint-Martin se déclarait le fondateur [1] – bien qu’être membre de cette Société mystique c’est, bien évidemment, accueillir, se disposer et s’ouvrir à la possibilité d’un tel processus -, mais d’une « œuvre » se produisant dans le silence le plus profond de l’âme de certains êtres de désir, qui sont conduits et guidés, invisiblement, par des voies secrètes vers les régions célestes, sublimes et transcendantes, là où est dévoilée entièrement, en sa parfaite nudité essentielle, l’ultime Vérité.

Quant à la pratique qui donne accès à ce « mystère », elle est assez différente, pour le moins, entre Martinès de Pasqually, Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin, ce dernier regardant en effet son premier maître, Martinès, comme en étant demeuré, dans la voie théurgique qu’il préconisait, à une initiation « selon les formes », critique plutôt sévère sous la plume du Philosophe Inconnu [2] qui ne mâcha pas ses mots lorsqu’il le jugea nécessaire [3], signifiant pour lui que pour réaliser notre « objet », ou la « grande affaire », il ne convient pas, et en aucun cas, de s’encombrer de méthodes inutiles, obsolètes et même « dangereuses » comme l’est la théurgie qui peut même « augmenter les maux de l’homme » [4], mais, tout au contraire, d’engager un dépouillement absolu de l’âme afin de parvenir à la contemplation du Divin, et de cette contemplation, réalisée en mode subtil, faire naître le Divin en nous.

Telle est la voie exposée par Saint-Martin, et non une autre, c’est celle qu’il décrivit dans l’ensemble de ses ouvrages, ceci avec une rare constance ; y être fidèle, être fidèle à cette voie « selon l’interne », c’est donc être fidèle, non seulement à Saint-Martin évidemment, mais surtout à ce que l’homme se doit d’accomplir, ontologiquement, depuis les origines, époque où s’étant écarté du sentier qui le relie avec l’éternité il a été réduit en une existence grégaire, ayant anéanti ses facultés.

S’écarter de cette voie de « réintégration », c’est donc rejoindre, pour de vains motifs, où se conjuguent le plus souvent comme depuis l’aube des temps, l’aveuglement volontaire et l’orgueil, le royaume des ombres dominé, selon l’expression du Philosophe Inconnu, par le « principe de ténèbres » [5].

–  Je vous cite : « Maître Eckhart fit intervenir une idée vraiment novatrice, développant ses vues audacieuses à partir de ce qu’il nommera « les deux néants », à savoir celui de Dieu, en tant que néant originel et fondateur qui n’est rien de ce qui est, et le « non-être », celui dont est tiré l’homme, un second « néant » en tant que possibilité infinie à l’intérieur de laquelle le Créateur décide de faire surgir les êtres créés à partir de rien : ex nihilo [6].» Le sens de la vie et de la mystique est donc rien moins, dans la  conception « ex nihilo », que de conduire l’homme, dans un progrès  continu, du néant à la condition divine. N’est-ce pas antinomique avec la notion de chute portée et revendiquée par le Régime écossais rectifié par exemple ? Dans  la conception religieuse « ex deo » le mouvement n’est-il pas différent, n’est-il pas, non plus ascendant mais descendant ? Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes ici, avec Maître Eckhart, dont il est fait allusion, dans un registre métaphysique qu’il convient de bien comprendre sous peine de s’égarer grandement, en confondant les niveaux d’où s’exprime ce discours.

Qu’est-ce au fond que la perspective de « divinisation » eckhartienne, dont hérite Saint-Martin – cette notion ne se trouvant pas chez Martinès qui reste totalement distant sur ce sujet, et observe un total mutisme à son égard -, par l’intermédiaire de Jacob Boehme, son second maître du point de vue de la chronologie mais le premier selon l’Esprit ?

Il s’agit tout simplement, si l’on peut dire, de l’engendrement de la Divinité dans l’âme, et il est ici question, dans la problématique soulevée, certes d’une naissance, mais pas n’importe laquelle, car c’est celle, extraordinaire s’il en est, de l’Être divin Lui-même ! Un Être divin considéré, théoriquement sur le plan théologique, comme incréé, non-né, éternel. Or, dans ce cadre ontologique, cet Être ne possède son être qu’à partir de son avènement dans et par l’âme de l’homme ; il est dépris de lui-même et séjourne dans l’absence d’une absolue pauvreté existentielle, car il « n’existe pas » ; l’Être n’étant rien de ce qui est, il est un pur néant, un « Non-Être ». C’est un changement prodigieux par rapport au discours de la scolastique et de la théologie classique. On ne mesure donc pas réellement ce que cette proposition possède comme aspect radicalement renversant, car il y a là la rencontre entre deux « néants », le « Néant suressentiel » en attente de sa révélation, et le « néant » de la créature, portant, mais en potentialité, la responsabilité de la génération du Verbe. Nous sommes ainsi en présence d’un mouvement dialectique, d’un « vortex » suressentiel, qui n’est plus ni ascendant ni descendant, ou pour le dire autrement ni « transcendant », ni « immanent », mais « méta-ontologique », puisqu’il participe d’une ontologie en mode négatif, c’est-à-dire d’une « ontologie négative ».

C’est pourquoi, en raison du rôle majeur de l’esprit dans l’engendrement de la Divinité, Saint-Martin est fondé lorsqu’il affirme : « tout tient à l’esprit, et tout correspond à l’esprit » (Le Ministère de l’homme-esprit, 1èrePart., « De la nature »), car sans cet « esprit » qui est un intermédiaire existentiel, un authentique « médium », il n’y aurait rien, rien de manifesté, rien de connu ni rien de révélé, le Divin subsisterait dans le Non-Être suressentiel en quoi il a son séjour depuis toujours et pour toujours. Ceci impliquant que sans « l’Esprit », Dieu n’existerait pas.

De la sorte, comme exprimé dans le Mystère de l’Église intérieure : « L’esprit de l’homme, en tant que « médium », est donc un lieu de passage, un germe et une sève par lesquels les régions divines et la Divinité elle-même, traversent l’écran des ténèbres matérielles assimilables au « non-être », afin que, par cette entrée – par, et dans le « non-être » -, elles surgissent dans l’être, et c’est en ce lieu négatif, quoique en un mode paradoxal puisque le visible y relève de la nuit et la nuit de la lumière invisible, et en nul autre, que s’effectue la génération du Verbe en une sorte de vertigineux et déroutant mode d’anéantissement …[7]»

– 3° Vous écrivez dans l’appendice traitant de la préexistence des âmes : « Cette « émanation » qui s’est déroulée « avant le temps » (Traité, 1), représente donc un acte correspondant à ce que les théologiens de l’Église entendent, et condamnent, sous le nom de « préexistence des âmes », soit une génération ayant été effectuée avant qu’Adam ne soit précipité dans un corps de matière, faisant que le mineur spirituel est un être éternel de par son caractère d’être spirituel  [8].» N’est-ce pas toute la différence entre ces deux conceptions « ex nihilo »  et « ex deo » ? En privilégiant l’aspect « ex deo » ? Même si les frontières entre ces deux conceptions ne sont pas si tranchées, l’Église n’a-t-elle  pas perdu l’Esprit ou pour le moins confondu avec l’âme ? Cette vision  dualiste (corps-âme) partagée par Willermoz dans son « Traité des deux natures » n’est-elle pas obsolète aujourd’hui ?

La théorie de l’émanation, soutenue par Martinès de Pasqually, s’inscrit, bien qu’en lui apportant des lumières singulières, dans le discours théologique de la Cause transcendante, c’est-à-dire un discours qui pose, à l’origine et au principe de tout, un Dieu créateur possédant les caractères propres à son essence, soit l’éternité, l’omnipotence et l’omniscience.

Dans ce cadre théorique, Dieu crée en effet toutes choses « ex-nihilo », c’est-à-dire à partir de rien d’existant auparavant (et non à partir d’un « rien substantiel »), et leur confère l’être, un être qui est donné et reçu. C’est ce qui est exprimé dès les premières lignes du Traité sur la réintégration des êtres : « Avant le temps, Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensité divine. » (Traité, § 1).

Mais il y a chez Martinès un élément novateur, ou du moins très différent de l’enseignement de l’Église depuis la condamnation des thèses d’Origène au VIème siècle [9], qui tient à la notion de « nécessité », ce qui en fait une thèse inacceptable pour les docteurs, théologiens et les pères, en ce sens que cette « nécessité » implique une contrainte subie de la part de Dieu, qui se serait vu, au commencement des temps, dans l’obligation de créer le monde matériel pour y emprisonner les esprits rebelles : «Ces premiers esprits ayant conçu leur pensée criminelle, le Créateur fit force de lois sur son immutabilité en créant cet univers physique en apparence de forme matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice. » (Traité, § 6).  Dieu, qui fait « force de lois sur son immutabilité en créant cet univers physique »,  est donc victime, en quelque sorte, de sa propre création ; une révolte ayant éclaté au sein de l’immensité divine, il lui est devenu « nécessaire », en faisant « force de lois sur lui-même », c’est-à-dire par contrainte et en allant contre ses plans, d’ordonner la constitution d’une « matière » ayant fonction d’être un cachot dans lequel les esprits rebelles expient leur faute.

Ce monde matériel, de par son origine contrainte ou « nécessaire », est donc qualifié par Martinès « d’apparent », ce qui renforce plus encore l’éloignement par rapport aux positions ecclésiales, car c’est que ce qui est dit « apparent » ne signifie pas seulement inexistant ou irréel, mais est synonyme dans la langue de Pasqually de « créé », et en ce qui concerne la matière, créée de façon imparfaite, impure et souillée « puisqu’elle est le fruit de l’opération d’une volonté mauvaise » (Traité, § 30), produite, qui plus est, non directement par Dieu, mais par des esprits inférieurs agissant sur ordre du Créateur pour former les corps à partir des trois essences spiritueuses : « les esprits inférieurs, ayant reçu l’ordre du Créateur pour la construction de l’univers, ainsi que l’image de la forme apparente qu’il devait avoir, produisirent d’eux-mêmes les trois essences fondamentales de tous les corps, avec lesquels ils formèrent le temple universel (…) des esprits inférieurs producteurs des trois essences spiritueuses d’où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, § 256).

On est donc dans un climat théorique, propre à celui de la doctrine de la réintégration, extrêmement différent de ce qu’enseignent toutes les Églises au sujet de la création du monde, cette « nécessité » sur laquelle insista d’ailleurs fortement Origène, étant violemment rejetée depuis le VIèmesiècle par tous les conciles et la dogmatique de l’ensemble des confessions chrétiennes.

Il y a donc bien une distance observée à l’égard du monde, tant chez Martinès que ses deux principaux disciples : Willermoz et Saint-Martin, qui tiennent exactement les mêmes propos et affirment des thèses absolument identiques concernant le monde matériel créé sous contrainte « nécessaire », à savoir que sans prévarication des esprits rebelles il n’y aurait jamais eu de Création ni même d’homme, et ce point est en contradiction absolue, ceci rappelé encore une fois, d’avec la conception de la Création selon le dogme de l’Église pour lequel la Création n’est pas une conséquence de la Chute, mais un don d’amour, l’expression d’une générosité diffusive, un témoignage de pure Charité. Avec Martinès la tonalité est de ce fait tout autre, radicalement autre même comme on peut en juger : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle, il n’y aurait eu aucune émancipation d’esprits hors de l’immensité, il n’y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni aucun esprit envoyé pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n’auraient jamais quitté la place qu’ils occupaient dans l’immensité divine, pour opérer la formation d’un univers matérielPar conséquent, Israël, les mineurs hommes n’auraient jamais été possesseurs de cette place et n’auraient point été émanés de leur première demeure ou, s’il avait plu au Créateur de les émaner de son sein, ils n’auraient jamais reçu toutes les actions et les facultés puissantes dont ils ont été revêtus de préférence à tout être spirituel divin émané avant eux. » (Traité, § 237).

Cette vision séparant ainsi avec vigueur le corps de matière dégradée, de l’âme émanée, partagée par Willermoz dans son « Traité des deux natures», peut-elle être qualifiée de  dualiste ?

D’une certaine manière incontestablement, et il faut répondre par l’affirmative, elle est même l’expression en terrain initiatique, d’un origénisme dont on sait qu’il influença grandement, plus tard, le dualisme médiéval [10].

D’autre part cette vision, me dites-vous, n’est-elle pas obsolète aujourd’hui ?

Mais pour quelle raison le serait-elle ?

Les thèses d’Origène, comme celles de Pasqually, n’ont pas vocation à « évoluer » avec l’Histoire, elles n’ont pas à être « amendées », « contrariées » ou « enrichies », elles sont l’expression d’une position métaphysique qui n’est pas soumise aux vicissitudes et caprices du temps, mais qui participe d’un enseignement, désigné comme sacré par Willermoz dans ses Instructions, et dont il affirme qu’il fut dispensé, en tant que « sainte doctrine » depuis Moïse [11], enseignement que connut parfaitement le christianisme primitif. Elles exigent donc ces thèses, notamment dans un cadre initiatique dont la fonction est de leur servir d’écrin et de conservatoire protecteur, d’être certes étudiées, approfondies et méditées, mais aussi et surtout respectées en fidélité. Ce rappel insistant au respect et à la fidélité est d’ailleurs, tout le sens de mon travail théorique depuis plusieurs années.

– 4° Votre ouvrage La doctrine de la réintégration des êtres publié aux éditions La Pierre Philosophale en 2012, éclaire d’un jour nouveau cette approche de la création du monde selon Origène. Essayons peut-être d’aller un peu plus loin en votre compagnie. En effet, il existe une différence entre « chute » et « création » selon Origène. C’est en commentant la parole du Christ, citée par l’évangile de saint Jean : « Vous êtes d’en bas (katô), moi je  suis d’en haut(anô) » (Jean, VIII, 23), qu’Origène va être amené à préciser le sens de katabolèMais comment peut-il y avoir un lien avec « l’en haut », si ce monde dans lequel nous nous trouvons est une création consécutive à une chute(katabolè) ?

Permettez-moi, au préalable, afin d’en situer le contexte, de dire quelques mots à propos de ce qui a motivé la rédaction de La doctrine de la réintégration des êtres en 2012. Ma décision participe du constat de la situation très préoccupante dans laquelle se trouvait la doctrine dont le Régime rectifié est le dépositaire dans de nombreuses structures initiatiques dans lesquelles on constatait, et l’on constate encore, un net désintérêt, un oubli, une ignorance, voire même un profond rejet ou une vigoureuse hostilité à l’égard d’un enseignement pourtant intrinsèquement lié à l’héritage willermozien. Mais, plus inquiétante encore, était, et demeure, la tendance – celle-là même qui conduisit à la décision d’aller jusqu’à modifier en son essence l’organisation fondée par Camille Savoire lors du réveil du Régime en France en 1935 en la transformant, au nom du concept de « franc-maçonnerie chrétienne », en une obédience « constituée » (sic) de plusieurs rites et coiffée d’une « aumônerie » (re-sic) -, affirmant trouver une parfaite « harmonie » entre les thèses de Willermoz et les dogmes de l’Église alors que le Rectifié professe, de façon implicite dans les Instructions destinées à tous les grades, et de façon explicite dans les Instructions secrètes de sa classe dite « non-ostensible », des thèses condamnées par l’Église et ses conciles, qui soutiennent la nature purement spirituelle d’Adam avant la chute, la création du monde décidée « nécessairement » en raison d’une contrainte imposée (la « cause occasionnelle ») – qui plus est effectuée non par Dieu mais par des esprits intermédiaires -, l’emprisonnement dans un corps de matière de l’homme en conséquence de sa prévarication, la vocation à la dissolution des éléments de l’Univers créé lors de la fin des temps, la résurrection incorporelle du Christ et la destination immatérielle des créatures dans l’éternité [12].

La-doctrine-de-la-reintegration-des-etres--Jean-Marc-Viv

Revenons à votre question, portant sur le comment du lien entre « l’en haut » et la création consécutive à une chute, c’est-à-dire « l’en-bas » ?

Les affirmations soutenues par Origène, au sujet d’une création du monde pensée comme une « chute », provient de son examen de la formule utilisée par les évangélistes lorsqu’ils évoquent la « fondation du monde » (Matthieu, XIII, 25 ; XXV, 34 ; Luc XI, 50 ; Jean, VIII, 23 ; XVII, 24),formule reprise ensuite par saint Paul dans ses Épîtres, qui désigne bien une « descente », une dégradation, remarquant qu’était employé le terme καταβολή (katabolè), provenant du verbe καταβάλλω (kattaballô), c’est-à-dire l’action de « jeter de haut en bas » pour parler de la création du monde matériel. Origène en déduisit que cela ne provenait pas d’un contresens de leur part, mais bien d’une nette volonté de nous indiquer le caractère descendant du geste créateur, alors même qu’il eût été possible, et normal en pareille circonstance, d’utiliser le terme  kτίσις (ktisis), signifiant positivement « Création » au sens plénier et originel. Ainsi donc, Origène en est arrivé à considérer, sans doute nourri et influencé par les thèses des écoles néo-platoniciennes qui dominaient à Alexandrie en son temps, que ce monde matériel avait été la conséquence d’une « chute », celles des âmes qui, par leur faute, ont mérité d’être précipitées et incorporées en des formes matérielles, comme il l’explique dans le Péri Archon, qu’il n’est jamais inutile de citer : « S’il en est ainsi, sont descendues de haut en bas non seulement les âmes qui l’ont mérité par leurs mouvements divers, mais encore celles qui pour servir ce monde ont été menées, bien que ne le voulant pas, de ces réalités-là, supérieures et invisibles, à ces réalités-ci, inférieures et visibles […] pour ces âmes qui, à cause des trop grandes défaillances de leurs intelligences, eurent besoin de ces corps plus épais et plus solides, et en vue de ceux à qui cela était nécessaire, ce monde visible a été institué. À cause de cela, par la signification de ce mot katabolè (καταβολή) est indiquée la descente de tous du haut en bas [13].» Est-ce que cette situation, celle d’un monde dans lequel nous nous trouvons consécutif à une dégradation, à une « chute » des âmes précipitées d’un état spirituel en des formes matérielles corruptibles, rend encore possible un lien entre le haut et le bas, sachant que le Christ fit cette solennelle déclaration : «Vous êtes d’en bas (katô), moi je  suis d’en haut (anô) » (Jean, VIII, 23) ?

Du point de vue mondain, certes non, aucun lien n’est possible, ni envisageable, entre le corruptible et l’incorruptible.  Ce qui est de l’ordre de la chair est voué à la mort et au néant !

Ces deux ordres, celui de l’esprit et celui de la chair, sont absolument antithétiques de par leur origine totalement différente, l’ordre de l’esprit est « d’en haut », l’ordre de la chair est « d’en bas », c’est pourquoi il y a deux origines distinctes et opposées [14], à quoi correspond deux naissances différentes : « Ce qui est né de l’Esprit est esprit, ce qui est né de la chair est chair » (Jean III, 6).

Toutefois, la réponse se trouve ici.

La seule manière de « communiquer », d’établir un « lien » entre le « haut » et le « bas », est de se faire Esprit ; de naître « en l’Esprit », de « faire place à l’Esprit » comme nous y invite Saint-Martin.

Le dialogue du Christ avec Nicodème, déjà brièvement évoqué par la citation de saint Jean, est essentiel de ce point de vue : « Il y avait un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, sénateur des Juifs, qui vint la nuit trouver Jésus, et lui dit : Maître ! nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu pour nous instruire, comme un docteur : car personne ne saurait faire les miracles que vous faites, si Dieu n’est avec lui. Jésus lui répondit : ‘‘En vérité, en vérité je vous le dis : personne ne peut voir le royaume de Dieu, s’il ne naît de nouveau’’. Nicodème lui dit : ‘‘Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère, pour naître une seconde fois ?’’ Jésus lui répondit : ‘‘En vérité, en vérité je vous le dis : si un homme ne renaît de l’eau et du Saint-Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair, est chair ; et ce qui est né de l’Esprit, est esprit. Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit, qu’il faut que vous naissiez de nouveau. L’Esprit souffle où il veut, et vous entendez sa voix : mais vous ne savez d’où il vient, ni où il va : il en est de même de tout homme qui est né de l’Esprit’’. » (Jean III, 1-8).

Or cette « renaissance », est la véritable naissance, une  μετάνοια (métanoïa), une mutation, ou plus exactement une « transmutation » qui doit être réalisée par  des  purifications successives, par un engendrement essentiel de notre « Esprit », que Saint-Martin nomme « Être intellectuel » : « Notre Être intellectuel lui-même, dans son état présent, est une espèce d’insecte, relativement aux êtres à qui la corruption et le temps ne sont pas connus. Car, quoiqu’il ait reçu avec l’émanation le complément de son existence, il est assujetti,  depuis sa chute, à une transmutation continuelle de différents états successifs,  avant d’arriver  à son  terme. » (Le Tableau naturel, § VIII). Cette « transmutation » par purifications successives, une « transmutation » s’effectuant sur le plan spirituel, se produit  dans le fond de l’âme (abditus mentis), là où la Divinité s’engendre elle-même, dans le mystère secret du silence intérieur par lequel, dans une « opération » invisible, le divin procède à son engendrement : « Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire – image ou ressemblance – mais bien dans le fond, là où jamais ne pénétra aucune image que Lui-même, en son Être propre. Cela, aucune créature ne peut le faire […] Il l’engendre exactement de la même manière qu’Il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins [15]

On le voit, si l’âme, dépositaire d’une essence unique et incréée en raison de son émanation, parvient jusqu’à l’origine même d’où provient le premier commencement, alors elle peut devenir, en acte ce qu’elle était en puissance seulement, soit la pierre fondamentale d’où surgit en son « aurore naissante » la Divinité, et dès lors, la communion entre ce qui est « en haut » et ce qui est « en bas », peut s’accomplir, en mode spirituel pur.

On notera d’ailleurs, que c’est sur cette « pierre » secrète où la Divinité est née, que reposent les sept colonnes de l’Église intérieure : « ‘‘Faites place à l’Esprit’’ […] Comment cette Église serait-elle renversée ? Ses sept colonnes reposent sur la sainteté, et elles s’élèvent jusque dans la demeure du Très-Haut ; là elles puisent continuellement la sève divine, et la rapportent jusqu’aux saints fondements du temple. » (Le Nouvel homme, § 14).

Dès lors, dans ce règne de « l’Esprit », se comprend aisément ce qu’Origène soutient dans le Péri Archon concernant le caractère finalement similaire et identique des différentes époques transitoires pour les âmes, que ce soit « ici-bas » ou « au-delà » les régions étant entièrement transcendées en ce domaine, formant, de manière constante en mode d’invisibilité dans l’ordre des vérités surnaturelles, un unique instant ontologique dans lequel jamais rien ne fut, jamais rien n’est advenu, et jamais rien ne cessera au sein l’éternité incréée : « Et si le commencement qu’elles ont eu est pareil à la fin qu’elles espèrent, elles furent déjà sans aucun doute, dès le début, dans les réalités qu’on ne voit pas et qui sont éternelles [16].»

– 5° En début d’entretien, nous avons évoqué la praxis des élus coëns, puis celle de l’Église intérieure, que vous développez longuement dans ce nouvel ouvrage «Le mystère de l’Église intérieure », et dont vous venez de nous éclairer l’un des points essentiels, mais pourrions-nous évoquer celle des membres du Régime rectifié ? Par ailleurs, est-ce que la classe des Profès prépare à la théurgie ? Le RER serait-il l’antichambre, soit des  élus coëns, soit du martinisme ?

Que les choses soient bien claires. Le caractère « opératoire » du Régime rectifié relève d’une méthodologie originale qui n’est ni celle des élus coëns, ni celle des disciples de Saint-Martin, et c’est pourquoi, le Rectifié n’est l’antichambre de quoi que ce soit, si ce n’est rien d’autre que de lui-même ; le Régime est parfaitement autonome et entièrement autosuffisant, mais encore convient-il qu’il soit pratiqué authentiquement pour délivrer à ceux qui en sont membres toute l’extraordinaire potentialité initiatique dont il est le détenteur de par l’Histoire.

On sait la prévention du Philosophe Inconnu pour les associations humaines [17], alors qu’au contraire Willermoz, voyant précisément la faiblesse constitutive des hommes, croyait que des cadres structurants leur étaient nécessaires pour s’élever vers l’Unité. Le premier nous lègue, par sa théosophie, une voie d’accès à la Divinité à mettre en œuvre dans le « fond de l’âme », voie pratiquée par des solitaires formant la « Société des Intimes », dans le silence et la prière. Le second un système fortement hiérarchisé, maçonnique et chevaleresque, fondé sur un enseignement doctrinal qui est délivré par des Instructions, spécifiques à chacun des grades de l’Ordre.

Ainsi Jean-Baptiste Willermoz, observant une grande fidélité à l’égard de l’enseignement de Martinès de Pasqually, propose une œuvre de régénération en quatre temps : « expiation », « purification », « réconciliation » et « sanctification »,  suivant quasiment pas à pas les différentes étapes qui virent Adam être dépossédé de son état glorieux, puis expulsé de l’Éden pour venir endurer en ce monde ténébreux l’éprouvante douleur d’un exil, ce qui lui vaudra, de par une pénible épreuve (« expiation »), tout d’abord subie (« purification ») mais que tout homme aura la nécessité d’accepter (« réconciliation » ), et de mettre en œuvre (« sanctification »), ceci afin de bénéficier de la grâce salvatrice du Divin Réparateur offerte depuis le Calvaire, gratuitement et librement, à toute créature désireuse de retrouver, par la foi, le chemin qui conduit à l’Être éternel.

Préservant l’héritage de Martinès de Pasqually, son incontestable maître dans le domaine de l’initiation, bien qu’il en corrigea nettement les conceptions sur deux points essentiels touchant à la Trinité et à la double nature du Christ, Willermoz confia la mission de conserver dans toute son intégrité la doctrine de la  réintégration aux membres participant des ultimes niveaux de son Ordre, c’est-à-dire aux frères introduits dans les classes secrètes de la Profession, et institua une sorte de cénacle à l’intérieur de l’Ordre, par delà le dernier grade dit « ostensible » de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte, cénacle qui fut le cœur caché et voilé du Régime, et dont le devoir était de rigoureusement veiller aux fondements essentiels de la doctrine,  d’en approfondir les éléments, d’en répandre doucement et avec pédagogie les principes et, surtout, tâche première et essentielle, d’en conserver le dépôt intact ce qui défini d’ailleurs dans ses devoirs et sa fonction supérieure, le rôle précis du « Haut et Saint Ordre » [18].

L’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, sera ainsi conçu pour être l’écrin de « l’Ordre mystérieux » qui est l’essence même du Régime rectifié, sa substance intérieure secrète. Ses travaux se dérouleront dans l’invisible et auront pour objet de se consacrer à l’étude et à la conservation de la doctrine de la réintégration dont il est le dépositaire, doctrine sacrée qui a un but essentiel et très élevé que peu d’hommes sont dignes de connaître ; Willermoz écrira du « Haut et Saint Ordre » :« Son origine est si reculée, qu’elle se perd dans la nuit des siècles ; tout ce que peut l’institution maçonnique, c’est d’aider à remonter jusqu’à cet Ordre primitif, qu’on doit regarder comme le principe de la franc-maçonnerie ; c’est une source précieuse, ignorée de la multitude, mais qui ne saurait être perdue : l’un est la Chose même, l’autre n’est que le moyen d’y atteindre. [19]»

« Certes toute la création porte en elle l’espoir de la liberté, afin d’être libérée de la servitude de la corruption, lorsque les fils de Dieu, qui sont tombés ou ont été dispersés, seront rassemblés dans l’unité, ou lorsqu’ils auront accompli dans ce monde toutes les autres missions que connaît seul Dieu, artisan de l’univers. »

Origène, Traité des Principes.

« Ton Être intellectuel [est] le véritable temple ; les flambeaux qui le doivent éclairer sont les lumières de la pensée qui l’environnent… le sacrificateur c’est ta confiance… les parfums et les offrandes, c’est [ta] prière, c’est [ton] désir et [ton] autel pour le règne de l’exclusive unité. »

Saint-Martin, Le Tableau naturel.

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Le mystère de l’Église intérieure

ou la « naissance » de Dieu dans l’âme

Le cœur métaphysique et ontologique de la doctrine saint-martiniste

Notes.

[1] « C’est cette Société que je vous annonce  comme étant la seule de la terre qui soit une image réelle de la société divine,  et dont je vous préviens que je suis le fondateur. »  (Louis-Claude de Saint-Martin, Le Crocodile, Chant 91).

[2] « Je ne regarde tout ce qui tient à ces voies extérieures que comme les préludes de notre œuvre, car notre être, étant central, doit trouver dans le centre où il est né tous les secours nécessaires son existence (…) je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète, que cette voie extérieure ne m’a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse ; car c’est à l’âge de vingt-trois ans que l’on m’avait tout ouvert sur cela aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d’autres, au milieu des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre, auxquels on nous livrait, il m’est arrivé plusieurs fois de dire à notre maître : Comment, maître, il faut tout cela pour le bon Dieu ? et la preuve que tout cela n’était que du remplacement, c’est que le maître nous répondait : Il faut bien se contenter de ce que l’on a….»  (L.-C. de Saint-Martin, Lettre à Nicolas Antoine Kirchberger du 12 juillet 1792, baron de Liebisdorf publiée par MM. Schauer et Alp.Chuquet, in Correspondance inédite de Louis-Claude de Saint-Martin, Paris, Dentu, 1862, p. 15).

[3] « …toutes les sciences que Don Martinès nous a léguées sont pleines d’incertitudes et de dangers, ce que nous avons est trop compliqué et ne peut être qu’inutile et dangereux, puisqu’il n’y a que le simple de sûr et d’indispensable… » (Saint-Martin aux coëns du Temple de Versailles, Lettre de Salzac, mars 1778).

[4] « Ces établissements (mon ancienne école ou à une autre) servent quelquefois à mitiger les maux de l’homme, plus souvent à les augmenter, et jamais à les guérir…. ceux qui y enseignent ne le font qu’en montrant des faits merveilleux ou en exigeant la soumission. » (Extrait du recueil de correspondance de Saint-Martin, avec MM. Maglasson, De Gérando, Maubach, etc., appartenant à M. Munier, lettre du 5 août 1798).

[5] « Dans les unes [c.a.d. les voies secrètes et dangereuses], ce principe de ténèbres ne forme que de légères taches, qui sont comme imperceptibles et qui sont absorbées par la surabondance des clartés qui les balancent ; dans les autres, il y porte assez d’infection pour qu’elle y surpasse l’élément pur. Dans d’autres, enfin, il établit tellement sa domination, qu’il devient le seul chef et le seul administrateur. » (Ecce Homo, § 4).

[6] Le mystère de l’Église intérieure, La Pierre Philosophale, 2016, p. 107.

[7] Ibid., p. 115-116.

[8] Ibid., p. 207. « Toute forme corporelle est toujours un chaos à l’âme spirituelle divine, parce que cette forme de matière ne peut recevoir la communication de l’intellect spirituel divin, n’étant en elle-même qu’un être apparent. Le mineur, au contraire, par son émanation, est susceptible de recevoir, à chaque instant, cette communication, parce que c’est un être éternel. » (Traité, 124).

[9] Second concile de Constantinople (553).

[10] M. Dando, De Origène aux Cathares, Cahiers d’Études Cathares, XXIXe année, IIe série n° 79, Automne 1978.

[11] « La doctrine […] n’est point un système hasardé arrangé comme tant d’autres suivant des opinions humaines ; elle remonte… jusqu’à Moïse qui la connut dans toute sa pureté et fut choisi par Dieu pour la faire connaître au petit nombre des initiés, qui furent les principaux chefs des grandes familles du Peuple élu, auxquels il reçut ordre de la transmettre pour en perpétuer la connaissance dans toute sa vérité… Les Instructions sont un extrait fidèle de cette Sainte Doctrine parvenue d’âge en âge par l’Initiation jusqu’à nous […] La forme de cette Instruction a quelquefois varié selon les temps et les circonstances, mais le fond, qui est invariable, est toujours resté le même. Recevez-la donc  avec un juste sentiment de reconnaissance et méditez-en la doctrine sans préjugé  avec ce respect religieux que l’homme dignement préparé peut devoir à ce qui l’instruit et l’éclaire.  » (Jean-Baptiste Willermoz, Statuts et Règlement de l’Ordre des G. P., Ms 5.475, BM Lyon).

[12] Les vives réactions observées, qui déclenchèrent un conflit ouvert au sein du Grand Prieuré des Gaules dont j’étais, à cette époque, le Porte-parole officiel depuis huit années, ceci même avant l’édition de La doctrine de la réintégration des êtres – fait exceptionnel livre critiqué (et ses positions condamnées), avant même d’être publié -, c’est-à-dire dès le mois de mai 2012 lors de la mise en ligne d’une analyse intitulée : « Le Régime Écossais Rectifié et la doctrine de la matière – Jean-Baptiste Willermoz et la corruption de la nature de l’homme, Éclaircissements à propos de la distinction entre « l’ordre de la chair » et « l’ordre de l’esprit » (*), me firent comprendre que le problème était tout à fait sérieux, nécessitant que soient rappelés, clairement, les fondements des thèses willermoziennes, et engagé un vrai travail de retour à la doctrine du Régime rectifié.

(*) http://jean-marcvivenza.hautetfort.com/archive/2012/05/25/le-regime-ecossais-rectifie-et-la-doctrine-de-la-matiere1.html

[13] Origène, Traité des Principes, Livre III, 8e traité, III, 5-6.

[14] « …..l’Esprit contre la chair ;  ces choses sont opposées l’une à l’autre… » (Galates V, 16-17).

[15] Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, trad. Gérard Pfister, Arfuyen, 2004, pp. 45-46.

[16] Origène, op.cit.

[17] « L’unité ne se trouve guère dans les associations elle ne se trouve que dans notre jonction individuelle avec Dieu. Ce n’est qu’après qu’elle est faite que nous nous trouvons naturellement les frères les uns des autres. » (Portrait, § 1137).

[18] Le Régime Écossais Rectifié et son Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte sont porteurs d’une base spirituelle et d’un héritage historique issus des enseignements de Martinès de Pasqually, participant d’une incontestable et directe filiation dont la Grande Profession fut détentrice de par les éléments propres qui y furent déposés par Jean-Baptiste Willermoz, lui-même, ne l’oublions pas, détenteur en tant que Réau+Croix, de l’intégralité de la transmission des élus coëns.

[19] Bibliothèque Municipale de Lyon, Instruction pour le grade d’Écuyer Novice,  ms 1778.

 

 

 

 

Entretien avec Jean-Marc Vivenza : Ésotérisme, initiation et secret

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La revue Ultreïa, dans son n°7, du printemps 2016, propose un dossier sur le thème « L’ésotérisme, une voie pour notre temps ? » Plusieurs auteurs ont été interrogés à cette occasion : Bernard CHEVILLIAT, Françoise BONARDEL, Éric GEOFFROY, Julien DARMON, Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE, Roland HUREAUX et  Jean-Marc VIVENZA.

Ce dernier abordant des thèmes propres à la voie saint-martiniste, citant Louis-Claude de Saint-Martin, Boehme, Jean-Baptiste Willermoz et Joseph de Maistre, il nous est apparu intéressant de reproduire quelques extraits de cet « Entretien » tout à fait passionnant, qui ouvre la pensée sur des horizons spirituels extraordinaires auxquels nos lecteurs ne seront pas, sans aucun doute, insensibles.

Les propos ont été recueillis par Florence QUENTIN, qui signe d’ailleurs dans ce numéro, un article ayant pour titre « L’ésotérisme s’invite à l’université ».

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Aujourd’hui, qu’est-ce qui distingue une « société secrète initiatique », d’une société « discrète », ou même « intime » ?

S’il fallait définir ce qu’est, réellement, une « société secrète initiatique » aujourd’hui, je dirais une société qui maintient, conserve et pratique effectivement, et non virtuellement, des rites, un enseignement et un corpus symbolique, ignorés du plus grand nombre.

Cependant, ces « sociétés secrètes initiatiques » tendent de plus en plus à devenir de simples « sociétés discrètes », dont l’objet, de nature philosophique et sociale, est simplement de protéger les réflexions, les recherches, et les relations entre leurs membres, en habillant ces activités d’un décorum et de cérémonies issus, notamment en Occident, de la tradition des bâtisseurs, mais qui ne possèdent plus l’opérativité des anciennes organisations effectivement « initiatiques », les amenant à se définir d’ailleurs, à ce titre, comme des sociétés « spéculatives ».

Quant aux « sociétés intimes », il en existe de toutes sortes, en règle générale comportant très peu de membres, fondées sur des liens subtils, cultivant volontairement une distance d’avec les formes organisationnelles et administratives, se consacrant, pour certaines, à des pratiques que l’on cherche à soustraire à la curiosité (…), et pour d’autres, aspirant aux régions célestes, se vouant exclusivement à la prière, à la méditation, ou à des exercices pieux.

L’une des plus dignes d’intérêt dans cet ordre de « transcendance pieuse », est celle-là même dite « Société des Intimes », ou des « Indépendants », conçue par Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) au XVIIIe siècle dans le climat de l’illuminisme européen, qui publia ses ouvrages sous le nom du « Philosophe Inconnu », et dont il annonçait : « Cette‘société’’ n’a  nulle espèce de ressemblance avec aucune des sociétés connues » [1}] ; rajoutant : « C’est cette ‘’société’’ que je vous annonce comme étant la seule de la terre qui soit une image réelle de la société divine, et dont je vous préviens que je suis le fondateur.» [2]

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« Cette‘société’’ n’a  nulle espèce de ressemblance

avec aucune des sociétés connues »

(Louis-Claude de Saint-Martin).

Comme René Guénon, vous faites donc une différence entre « société secrète » et « organisation initiatique » ?

Cette différence nous est imposée par l’Histoire, d’autant qu’en Occident, les stigmates de la modernité ont imposé, peu à peu et inexorablement, aux appareils structurels des « sociétés secrètes initiatiques », où qui l’étaient il y a encore quelques décennies et qui le sont de moins en moins et tendent, y compris de par leur propre volonté, à ne plus l’être, des formes fonctionnelles calquées sur le modèle des gouvernements profanes, ce que René Guénon (1886-1951) résume ainsi, en le déplorant : « en adoptant des formes administratives imitées de celles des gouvernements profanes, ces organisations ont donné prise à des actions antagonistes qui autrement n’auraient trouvé aucun moyen de s’exercer contre elles et seraient tombées dans le vide ; cette imitation du monde profane constituait d’ailleurs, en elle-même, un de ces renversements des rapports normaux qui, dans tous les domaines, sont si caractéristiques du désordre moderne.» [3]

Il en va, fort heureusement, tout autrement des « organisations initiatiques » authentiques, qui se sont conservées en fidélité, et œuvrent à ce que soient préservées les caractéristiques définissant une structure dépositaire de « l’influence spirituelle » requise.  Elles dispensent réellement un enseignement et des méthodes capables « d’opérer » une transformation profonde de l’être, en lui donnant d’accéder « aux états supérieurs, et même, finalement, de conduire l’être au delà de tout état conditionné quel qu’il soit » [4], état obtenu par une « libération », ou, pour rester dans le climat terminologique de l’ésotérisme occidental, une « réintégration« , permettant de retrouver une dimension « supra-individuelle », c’est-à-dire, la « première propriété » et « puissance spirituelle primitive » d’Adam avant le chute.

Peut-on, dès-lors, encore parler d’initiation au sens de  metanoia (changement profond, parfois radical) dans les sociétés « secrètes initiatiques » devenues des « sociétés discrètes » ?

Évidemment non. D’édification morale, de rappel du sens du devoir, de conscience civique, de respect du bien commun et de l’exemplarité de vie, d’apprentissage de la discipline et de l’acquisition des vertus humaines et chevaleresques, sans aucun doute, et c’est déjà fort bien. Mais, quant à « l’initiation », nous le savons, il s’agit de tout autre chose, que ne dispensent plus, et ne sont plus en mesure de dispenser faute d’en posséder les qualifications nécessaires, les « sociétés secrètes initiatiques » devenues « sociétés discrètes ». Les membres de ces organisations en ressortent généralement grandis, édifiés, émus par de belles cérémonies, frappés par le hiératisme des degrés et des grades provenant d’un lointain passé, parfois plus ou moins sensibles et ouverts à un « Principe transcendant », c’est un fait, mais quant à devenir un « initié », cela relève d’un tout autre ordre des choses.

À quel type de « Connaissance » ouvre alors une initiation authentique ?

Précisément à une « connaissance » qui relève du domaine de « l’inconnaissable », de « l’indicible », de « l’ineffable », de ce qui est « inaccessible » tant au raisonnement qu’à l’intelligence commune ; une connaissance, en quoi consiste précisément le « secret initiatique », permettant à l’être qui en fait l’expérience intimement, de parvenir à la vérité inconditionnée. Guénon parle, en évoquant ce chemin parsemé d’épreuves et de renoncements successifs, d’un domaine « incommunicable » : « il s’agit ici de quelque chose qui, dans son essence même, est proprement ‘‘incommunicable’’, puisque ce sont des états à réaliser intérieurement.» [5]

Il s’agit donc bien, en effet, d’une vraie « metanoia », soit l’avènement d’une transformation entière et radicale de l’être, faisant surgir, dans l’âme, ce que l’on peut considérer, à bon droit, comme une « vie nouvelle ».

En quoi cette initiation donne-t-elle accès à cette « vie nouvelle » que vous évoquez ?

La « vie nouvelle » survient, après un passage assumé et consenti de mise à mort du vieil homme, advenant après un long travail, vécu en conscience, de purification active et d’ascèse rigoureuse, qui permet à l’être d’accéder à son « centre » le plus intérieur, là où subsiste sa véritable nature incréée et indéterminée.

C’est la « science de l’homme » telle que définie par Joseph de Maistre (1753-1821) – qui fut membre du système initiatique, maçonnique et chevaleresque, établi en 1778 à Lyon par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) – et elle seule, qui est capable de faire accéder à la « vie nouvelle ». Toutefois, pour que cela advienne, il faut, concrètement, briser l’écorce externe de la fausse personnalité, afin d’atteindre au « noyau » enfoui derrière le brouillard généré par les ombres psychiques et le voile des apparences trompeuses. Maître Eckhart (1260-1328), cette citation ayant été, à juste titre, souvent reprise par Frithjof Schuon (1907-1998), n’hésite pas à soutenir : « Il faut briser la coque, pour que puisse sortir ce qui est caché dedans ; car si tu veux avoir le fruit, il faut que tu brises la coque. Si donc tu veux découvrir la nudité de la nature, il te faut détruire ses symboles, et plus tu vas loin, plus tu en approches l’essence. Quand tu en arriveras a l’Un, qui recueille toutes les choses en Soi, c’est la que ton âme devra rester.» [6]

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« Si tu veux trouver la nature sans voile,

il faut briser toutes les images ;

plus on avance dans ce travail, plus on approche de l’Essence

(Maître Eckhart).

Il s’agit donc d’une mise à distance de l’égo, d’une ouverture de la conscience ?

Exactement, il s’agit de retrouver l’essence fondamentale de l’être dans sa pureté primitive, ceci nécessitant une « destruction » des fausses conceptions, des préjugés, des idées, et y compris des images que l’on se construit sur la transcendance et que dont l’imagination aime tant à emplir et à saturer l’esprit. Il faut donc entreprendre, si l’on peut dire, une «dés-imagination » (Entbildung) : « Si tu veux trouver la nature sans voile, dit Eckhart, il faut briser toutes les images ; plus on avance dans ce travail, plus on approche de l’Essence.» [7] Dans l’une de ses « Prières », Louis-Claude de Saint-Martin demande ainsi à Dieu de le libérer de la « région des images » : « Abolis pour moi la région des images ; dissipe ces barrières fantastiques qui mettent un immense intervalle et une épaisse obscurité entre ta vive lumière et moi, et qui m’obombrent de leurs ténèbres. » [8]

Cette aspiration à la distance d’avec les images provenant de l’incessante activité du mental,  et qui forment un écran entre la réalité et la conscience de l’Absolu, rejoint, les affirmations de la tradition orientale sur la nécessité de la « non-pensée » – notamment dans la tradition du bouddhisme zen chez Dôgen Zenji (1200-1253), pour qui la « non-pensée » est la base de la pratique méditative [9].

La perspective ésotérique, qui cherche le sens intérieur et la « libération », relève-t-elle de la Philosophia perennis, « voie » commune à l’humanité,  une voie de liberté  face à la perspective exclusiviste et légaliste de l’exotérisme ?

La vision  exotérique, enfermée dans une lecture souvent littérale des textes sacrés, en reste à une formulation positive (positiviste ?) de l’Être, sans accéder (et même s’y refusant de par une rigidité conceptuelle arrêtée et définie en des dogmes que l’on présente comme étant indiscutables et « intangibles »), à ce qui le dépasse, et qui est pourtant l’essentiel. Ce système a conduit le légalisme exclusiviste aux formes religieuses institutionnelles autoritaires, qui ont pu perdre, au fil du temps, tout lien avec la « connaissance » véritable et la condamnèrent même sévèrement au motif « d’hérésie ».

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 « Je dis qu’il est l’Un et, en même temps, le Néant Éternel ;

il n’a ni cause, ni commencement, ni lieu,

et il ne possède rien en dehors de lui-même ;

il est la volonté de ce qui est sans détermination.. »

(Jacob Boehme).

Or, le mystère initiatique ouvre précisément sur l’au-delà de l’Être et du non-Être, là où le langage est obligé de constater son impuissance, faute d’être en mesure de pouvoir traduire la réalité de ce qui dépasse toute formulation :  en ce domaine, qui est celui de la pure métaphysique, immanence et transcendance, multiplicité et Unité, affirmation et négation, ainsi que l’ensemble des contradictions et des oppositions dialectiques, n’ont plus de sens ; cette « connaissance », de nature initiatique, participe donc, en effet, de la « non-dualité ».

La dimension impensable, in-conceptualisable, de « l’au-delà de l’Être et du non-Être », qui aboutit au « Rien suressentiel », a été formulée en Occident par Jacob Boehme (1575-1624), sous le nom de « Néant Éternel », équivalent au « Rien » pur, ce « Rien » qui, pour se connaître et se faire connaître, a été amené à se manifester : « Je dis qu’il est l’Un et, en même temps, le Néant Éternel ; il n’a ni cause, ni commencement, ni lieu, et il ne possède rien en dehors de lui-même ; il est la volonté de ce qui est sans détermination, il n’est qu’Un en lui-même ; il n’a besoin ni d’espace ni de place ; il s’engendre en lui-même d’éternité en éternité ; il n’a rien qui lui ressemble, et n’a aucun endroit particulier où il réside : l’éternelle sagesse ou intelligence est sa demeure ; il est la volonté de la sagesse et la sagesse est sa révélation.» [10]

Lorsqu’est appréhendé, connu et expérimenté en sa vérité, le « Néant Éternel », au bout d’un cheminement spirituel authentique, véritablement initiatique, «quand on quitte le château pour entrer dans la montagne » [11], alors, en vertu du principe unissant « connaissance » et « réalisation », l’être peut franchir vivant, dès ici-bas, les portes du Temple du « Parfait Silence ».

Propos recueillis par Florence Quentin

9782372410229FS

Ultreïa, n°7, printemps 2016.

Notes.

  1. L.-C. de Saint-Martin, Le Crocodile, Chant 14, 1799.
  2. Ibid., Chant 91.
  3. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Éditions Traditionnelles,‎1946, p. 3.
  4. Ibid., p. 16.
  5. Ibid., p. 21.
  6. Maître Eckhart, Traités et sermons, trad. de F. Aubier et J. Molitor, Aubier Montaigne, 1942, p. 213.
  7. Ibid., p. 312.
  8. L.-C. de Saint-Martin,« Les dix Prières», in Œuvres posthumes, Letourmy, 1807.
  9. « Demeurez fermement en ‘‘samâdhi’’ et dans la pensée de la non-pensée. Comment penser le non-pensé ? C’est la non-pensée. Tel est l’art de zazen.» (Dôgen, Zazengi, in « Polir la lune et labourer les nuages», trad. J. Brosse, Albin Michel, 1998, p. 89). On notera, que la tradition occidentale ne manque pas, non plus, de maîtres prônant l’exercice de la « non-pensée », ou plus exactement du « penser à rien » (no pensar nada), tel Frederico Osuna (1492-1542), théologien espagnol de tendance scotiste, qui insista, dans sa direction spirituelle auprès de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582), sur « l’oraison de recueillement » afin de se détacher du créé, et mit l’accent sur la nécessité, dans cette oraison, de se « vider de toute opération », de toute représentation mentale afin de s’établir durablement dans le silence intérieur. « Ne rien penser, disait Osuna, c’est tout penser.»
  10. J. Boehme, Mysterium Magnum, I, 2., trad. S. Jankélévitch, Aubier Montaigne, 1945, pp. 55-56.
  11. « « Quand on quitte le château pour entrer dans la montagne, on sort d’un esprit pour entrer dans un autre. Entrer dans la montagne, c’est penser et ne pas penser. Abandonner le monde, c’est être sans pensée.» (Dôgen, Corps et esprit, trad. J. Cousin, Gallimard, 2013, p. 24).