René Guénon et le Rite Écossais Rectifié

Entretien avec Jean-Marc Vivenza :

« Les lumières ignorées par René Guénon

de l’ésotérisme chrétien« 

ob_9caabd_img-0224

Nous reproduisons volontiers, en raison de son grand intérêt théorique et doctrinal, des extraits de l’entretien récemment accordé par Jean-Marc Vivenza à l’occasion de la réédition en 2019, revue et augmentée, du « René Guénon et le Rite Écossais Rectifié« , livre qui avait été publié initialement en 2007, notamment les questions portant sur la question essentielle s’il en est, du statut et de la valeur de l’ésotérisme chrétien dans le cadre de l’initiation occidentale, ésotérisme dont on sait que René Guénon (1886-1951), ignora de nombreux aspects fondamentaux, l’amenant à soutenir des positions singulièrement inexactes et erronées.

*

Question : Quelles sont les caractéristiques et les particularités de cet « ésotérisme chrétien » dont témoignent Martinès, Willermoz et Saint-Martin selon vous ?

Jean-Marc Vivenza : La singularité de l’ésotérisme chrétien, notamment dans les formes qu’il prit au sein des courants de l’illuminisme en Europe au XVIIIe siècle, provient du fait qu’il considère qu’une part secrète de la « Révélation » a été réservée pour certaines âmes choisies, cette part n’ayant pas été entièrement intégrée à l’intérieur de l’institution ecclésiale [1], Jean-Baptiste Willermoz considérant d’ailleurs que depuis le VIe siècle, l’Église a oublié une part non négligeable de l’enseignement dont furent dépositaires les chrétiens des premiers siècles, perte qui touche et concerne l’ensemble des confessions chrétiennes, d’Orient comme d’Occident, qui ont adopté les décisions dogmatiques des sept premiers conciles – et non en particulier l’une d’entre elles, car toutes souscrivent aux positions définies par le deuxième concile de Constantinople (553), et notamment les anathèmes prononcés contre les thèses d’Origène, portant sur la préexistence des âmes, l’état angélique d’Adam avant la prévarication, l’incorporisation d’Adam et sa postérité dans une forme de matière dégradée et impure en conséquence du péché originel, et la dissolution finale des corps et du monde matériel -, qui conservent toute leur force d’application sur le plan théologique et dogmatique [2].

L’idée de ces théosophes, combattue par l’Église, tous issus du courant illuministe, relève d’une intuition principale : l’origine des choses, le principe en son essence, n’est pas une réalité positive mais négative, de ce fait l’enseignement ésotérique considère qu’une « tradition » a été conservée, et qu’il est possible de la retrouver soit par l’effet d’une « illumination intérieure », soit grâce à des transmissions cérémonielles et rituelles.

Par ailleurs, leur conviction commune, était que le christianisme fut avant tout, et demeure, une authentique initiation. Ce discours se répandit auprès de nombreux esprits, et beaucoup adhérèrent à cette conception qui devint une sorte de vision commune pour tous ceux qui aspiraient à une compréhension plus intérieure, plus subtile, de vérités que l’Église imposait par autorité, voire qu’elle avait tout simplement oubliées [3].

C’est ce que soutiendra positivement Jean-Baptiste Willermoz, en des termes extrêmement clairs : « Malheureux sont ceux qui ignorent que les connaissances parfaites nous furent apportées par la Loi spirituelle du christianisme, qui fut une initiation aussi mystérieuse que celle qui l’avait précédée : c’est dans celle-là que se trouve la Science universelle. Cette Loi dévoila de nouveaux mys­tères dans l’homme et dans la nature, elle devint le complé­ment de la science [4]

santa-filomena

La  « Discipline de l’Arcane » où sont perceptibles les fondements d’une métaphysique relativement originale n’a rien à envier aux affirmations les plus avancées des penseurs de la vacuité ontologique et du non-dualisme radical.

La voie initiatique occidentale issue de l’illuminisme mystique, participe donc d’une tradition, se revendiquant de la  « Discipline de l’Arcane » [5], où sont perceptibles les fondements d’une métaphysique relativement originale – qui n’a rien à envier aux affirmations les plus avancées des penseurs de la vacuité ontologique et du non-dualisme radical -, et dont la mise en œuvre fut l’unique possibilité d’accéder en Europe à la connaissance de ce « Néant éternel » qui s’éprouve originellement dans un « désir », une faim de quelque chose, une aspiration à un autre que lui-même que manifeste sa volonté, son «Fiat », désir qui constitue un mouvement intensément dialectique, une action au sein de l’immobilité infinie, faisant passer la Divinité du déterminé à l’indéterminé, produisant en elle de l’obscurité et de l’ombre et qui, pourtant, ne sont point totalement ténébreuses et obscures car ce « désir », cette soif, sont emplies d’une lumière quoique « en négatif », et bien que demeurant, pour l’entendement immédiat et la vision superficielle qui en restent à une vision première, une pure et totale nuit ontologique relevant du « Soleil noir de l’Esprit » [6].

Question : Mais pourquoi alors, René Guénon semble s’être montré quasi indifférent à cette dimension proprement « ésotérique » présente au sein du christianisme, affirmant même que l’ensemble des connaissances sacrées étaient situées en Orient, et que l’Occident avait perdu son lien avec les sources effectives de l’authentique « Tradition » ?

Jean-Marc Vivenza : Le problème de Guénon il est vrai, car problème il y a, c’est que sur divers sujets – en particulier ce qui relève de l’ésotérisme occidental et de la nature du christianisme -, Guénon s’est lourdement trompé, et a commis des erreurs notables, patentes et relativement importantes. Cela n’enlève rien à la valeur de ses contributions en d’autres domaines bien évidemment, mais n’autorise pas pour autant à s’aveugler volontairement sur les limites de son œuvre théorique et de ses analyses historiques qu’il convient de repositionner correctement, de sorte d’éviter de tomber dans des impasses catégoriques.

À cet égard, la profonde méconnaissance de Guénon à l’égard des richesses de l’ésotérisme occidental, alors qu’il ignorait l’allemand et ne s’intéressa jamais aux principaux auteurs de langue germanique, explique peut-être sa conviction s’agissant de la nécessité de s’ouvrir aux « lumières de l’Orient » qu’il identifiait avec l’image qu’il se faisait de la « tradition ésotérique », négligeant, faute des les avoir étudié et approfondi sérieusement, les fondements propres du vénérable héritage théosophique d’Occident passablement écarté de sa réflexion. L’aboutissement de cette ignorance chez Guénon à l’égard des sources, notamment germaniques, de l’ésotérisme occidental, est connu – celle-ci se doublant de la non reconnaissance de la valeur propre des « lumières » originales du christianisme -, soit l’impérative nécessité de s’ouvrir aux enseignements orientaux afin d’accéder aux méthodes capables de nous conférer les « outils de réalisation » dont nous serions dépourvus, ce qui l’amena logiquement à déclarer en 1935 : « L’islam est le seul moyen d’accéder aujourd’hui, pour des Européens, à l’initiation effective (et non plus virtuelle), puisque la Maçonnerie ne possède plus d’enseignement ni de méthode  [7]

C’est pourquoi, on pourrait, sans exagération aucune, parler d’ésotérisme « fantasmatique » chez Guénon tant ses conceptions participent d’une vision relativement imaginée de l’Histoire, et d’une singulière idéalisation de « l’Orient » [8]. Ainsi, en permanence sous sa plume, nous sommes renvoyés à des pactes, des complots, des décisions cachées, des pouvoirs effectifs inconnus de tous, des cénacles dirigeant le cours des choses et maîtrisant le destin des civilisations, se référant inlassablement à une grille d’analyse faisant intervenir une histoire secrète parallèle à l’Histoire visible qui ne serait qu’une sorte de premier plan superficiel sous lequel travailleraient, dans l’ombre évidemment, les initiés mystérieux, les fameux « Rose-Croix retirés en Asie après le Traité de Westphalie en 1548 », possédant le pouvoir véritable sur le monde loin des regards indiscrets.

ULTIMA-THULE1

Selon Guénon, les maîtres de « l’Agartha » veillent sur le dépôt

de la« Tradition primordiale ».

 

À longueur de page, Guénon insiste sur le caractère non-connu de l’authentique vérité historique et nous entraîne dans des développements parfois délirants où il nous explique, avec un enthousiasme certain mais une efficacité contrastée, comment les événements obéissent à des lois et des jugements pris en « haut lieu », loin de la foule ignorante. Ainsi nous apprenons que dans les coulisses du temps, et ce depuis quasiment les origines, œuvrent  des initiés en possession de la connaissance des mystères, guidant de manière invisible les « prétendus » dirigeants de la planète afin de les engager dans les « voies » préparées depuis longtemps par les maîtres de « l’Agartha » qui veillent sur les dépôt de la« Tradition primordiale » [9].

Il serait facile de multiplier les exemples de ce type de discours présent dans l’œuvre guénonienne, cherchant à nous convaincre de la véracité des thèses exposées [10].

Mais la source, peut-être la plus tenace des positions de Guénon, par-delà sa méconnaissance du domaine théosophique européen, a pour origine  une influence problématique subie dans ses années de formation, qui lui fit tenir des discours ahurissants au sujet du christianisme, et surtout l’empêcha d’accéder à la connaissance des richesses propres de son mysticisme regardé comme du « sentimentalisme passif ».

MatgioiESq

Albert de Pouvourville (1861-1939), dit  « Matgioi »

Cette influence provient de celui qu’il qualifiait de « notre Maître » (sic) [11], c’est-à-dire Albert de Pouvourville (1861-1939), dit  « Matgioi », Tau Simon en tant qu’évêque gnostique, versé dans l’ésotérisme taoïste, qui soutenait la thèse d’une « dégénérescence » sentimentale du christianisme, devenu une religion consolante au prétexte qu’ « aimer Dieu est un non-sens », la direction éditoriale de la revue « La Gnose », baptisée « Organe officiel de l’Église gnostique universelle », présentant le premier article publié par Matgioi en 1910 en ces termes : «  La Métaphysique jaune rejette toute intervention du sentiment dans la Doctrine, et proclame l’inanité des dogmes consolants et des religions à forme sentimentale [12]

Et ce que cache l’affirmation absolument invraisemblable, et insoutenable à bien des égards, de Guénon : « le mysticisme proprement dit est quelque chose d’exclusivement occidental et, au fond, de spécifiquement chrétien [13]» – point qui n’a été que très rarement mis en lumière -, c’est en réalité un soubassement apriorique à l’encontre du christianisme provenant directement des thèses de Matgioi, qui confine parfois en certains textes jusqu’au rejet pur et simple, en raison d’une opinion dépréciative résultant de cette influence qui devint ensuite une empreinte durable, et dont Guénon ne parvint jamais à se défaire.

Et voilà comment René Guénon a grandement et singulièrement erré sur des sujets pourtant cruciaux et fondamentaux, puisque touchant à l’essence même de l’ésotérisme chrétien, erreurs profondes signe d’une carence théorique et doctrinale rendant inacceptables ses principales thèses lorsqu’il exprima un jugement à l’égard du Régime Écossais Rectifié, des Élus Coëns ou de la théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin.

Band_Schildträger-Novize_5°

« Guénon par ignorance vis-à-vis de la tradition occidentale,  

s’est rendu incapable de pénétrer au cœur de l’ésotérisme chrétien,

n’étant jamais parvenu à en saisir la substance véritable. »

 

C’est donc toute la doxa guénonienne qui est frappée d’illégitimité de par son incapacité à appréhender – faute de posséder les outils adéquats -, les lumières propres de l’initiation chrétienne, et qui, ne voyant rien en elle, et pour cause, juge de façon brutale et péremptoire que, « à bien des égards », on n’y trouve rien d’essentiel. Or, c’est bien plutôt Guénon, malheureusement, par une rupture et une fermeture inexplicables vis-à-vis de la tradition occidentale, qui s’est rendu incapable de pénétrer au cœur de l’ésotérisme chrétien, n’étant jamais parvenu à en saisir la substance véritable, refusant de se donner la peine d’en comprendre la perspective spirituelle, restant dans une ignorance coupable et stupéfiante des plus grands textes de cette tradition [14], regardant un cheminement dont il s’était tragiquement et volontairement coupé, avec une abyssale incompétence qui ne pouvait que le conduire à soutenir des thèses totalement inexactes, en absolue contradiction avec la réalité des faits les plus avérés et les plus assurés.

Que René Guénon, encore possesseur d’une « aura » de science et de connaissance pour un grand nombre d’érudits ou d’initiés, se soit à ce point trompé en ces matières est déjà lourd de conséquences pour la juste compréhension des enjeux initiatiques, mais que l’on puisse encore de nos jours, pour de nombreux et méritants disciples actuels de Jean-Baptiste Willermoz, en rester à ces erreurs manifestes et leur conférer une quelconque autorité, nous semble donc relever d’un aveuglement inexplicable et injustifiable, alors même qu’il importe, pour tout les « cherchants » habités par une droite et sincère intention, de parvenir à pénétrer au centre des circonférences que la Divine Providence leur a permis de découvrir en les plaçant au sein du Régime Rectifié ou dans les assemblées saint-martinistes, d’en comprendre le sens effectif et la valeur précise, de manière à ce qu’ils se rendent aptes d’allumer correctement, c’est-à-dire en ayant conscience de participer à une « opération » bénie de réconciliation, les diverses lumières d’Ordre, de sorte que, par leurs efforts répétés et continus, soit enfin relever l’autel d’or du Temple invisible.

Notes. 

[1] Lors de la publication de son livre, certes remarquable à bien des égards, nous avons signalé en quoi la position de Jean Borella, qui refuse l’idée d’un ésotérisme chrétien extérieur à l’Église, était problématique. (Cf. J.-M. Vivenza, Analyse de « Ésotérisme guénonien et mystère chrétien » de Jean Borella, (Delphica / L’Âge d’Homme, Paris, 1997), in Connaissance des religions, n° 55-56, juillet-décembre 1998, pp. 165-168).

[2] Cette allusion à la perte par l’Église de vérités connues jusqu’au VIe siècle, puis oubliées et même combattues par les clercs, se retrouve dans de nombreuses fois chez Willermoz, notamment dans le « Traité des deux natures », rédigé tardivement, entre 1806 et 1818. (J.-B. Willermoz, Traité des deux natures, 1818, B.M. de Lyon, Fonds Willermoz, ms 5940 n° 5.)

[3] « Oui il y a un corps de doctrine purement ésotérique à l’intérieur du christianisme, c’est certain car il y a eu un énoncé de la bouche même du Christ. Le christianisme n’est pas seulement cette doctrine à coloration sentimentale, destinée à convertir le plus grand nombre d’êtres, mais aussi il renferme en soi, ou du moins il a renfermé en soi à l’origine, tout un énoncé de Connaissance auquel nous n’avons plus accès à l’heure actuelle et qui est tout à fait comparable aux énoncés ésotériques des autres religions ou traditions. Car Dieu lorsqu’il se manifeste, le fait toujours sous les deux aspects ; Il parle aux foules et il donne aussi accès à qui peut l’entendre, aux mystères qui président à la création. » (Cf. Y. Le Cadre, Frère Élie Lemoine et René Guénon, in Il y a cinquante ans René Guénon, Éditions Traditionnelles, 2001, p. 166).

[4] Instruction pour les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, 1784, Bibliothèque Municipale de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5921.

[5] Le terme « Discipline de l’Arcane » provient, non du vocabulaire de l’Église antique, mais semble avoir été introduit dans la littérature théologique au XVIIème siècle par Jean Daillé (1594-1670), théologien réformé, puis trouva, sous la plume de Fénelon (1651-1715), qui désigne du nom de « tradition secrète des mystiques » ce à quoi correspond cette «disciplina arcani », ou « gnose », un ardent avocat. Dans le manuscrit intitulé « Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie » (1694) – manuscrit inédit conservé aux Archives de Saint-Sulpice, puis publié pour la première fois, précédé d’une longue introduction, par le R.P. Paul Dudon, s.j., (1859-1941) en 1930 dans la collection des « Études de Théologie Historique » (Paris, Gabriel Beauchesne éditeur) -, Fénelon soutient que le Père grec, canonisé par l’Église (150-215), affirme que « la gnose est fondée sur une tradition secrète », ancienne et authentique qui provient des premiers siècles du christianisme.

[6] « Le Néant a faim du Quelque Chose et la faim est le désir, sous forme du premier «Verbum fiat » ou du premier faire, car le désir n’a rien qu’il puisse faire ou saisir. Il ne fait que se saisir lui-même et se donner à lui-même son empreinte, je veux dire qu’il se coagule, s’éduque en lui-même, et se saisit et passe de l’Indéterminé au Déterminé et projette sur lui-même l’attraction magnétique afin que le Néant se remplisse et pourtant il ne fait que rester le Néant et en fait de propriété n’a que les ténèbres; c’est l’éternelle origine des ténèbres : Car là où il existe une qualité il y a déjà quelque chose et le Quelque Chose n’est pas comme le Néant. Il produit de l’obscurité, à moins d’être rempli de quelque chose d’autre (comme d’un éclat) car alors il devient de la lumière. Et pourtant en tant que propriété il reste une obscurité. » (J. Böhme, Mysterium Magnum, III, 5, trad. N. Berdiaeff, Paris, Aubier Éditions Montaigne, 1945, t. I, p. 63).

[7] R. Guénon, Propos à Jean Reyor, in P. Feydel, Aperçus historiques touchant à la fonction de René Guénon, Arché, 2003, p. 155.

[8] Lorsqu’on se penche sur certains extraits de ses ouvrages, cette idéalisation quasi « naïve » de l’Orient, apparaît de façon évidente ; l’exemple du peuple chinois, dont on a pu apprécier depuis les vertus « pacifiques », notamment au Tibet, est assez éloquent : « Les Chinois sont le peuple le plus profondément pacifique qui existe ; nous disons pacifique et non « pacifiste », car ils n’éprouvent point le besoin de faire là-dessus de grandiloquentes théories humanitaires : la guerre répugne à leur tempérament, et voilà tout. Si c’est là une faiblesse en un certain sens relatif, il y a, dans la nature même de la race chinoise, une force d’un autre ordre qui en compense les effets, et dont la conscience contribue sans doute à rendre possible cet état d’esprit pacifique… » (R. Guénon, Orient et Occident, 1924, 1ère Partie, Ch. IV, « Terreurs chimériques et dangers réels »).

[9] Lire sur le sujet : J.-M. Vivenza, René Guénon et la Tradition primordiale, La Pierre Philosophale, 2017.

[10] Cf. L’Ésotérisme de Dante, le Roi du Monde, Le Règne de la quantité et les signes des temps, Aperçus sur l’initiation, etc.

[11] R. Guénon [« Palingénius »], La Religion et les religions, La Gnose, n°10, septembre-octobre 1910.

[12] Matgioi, L’erreur métaphysique des religions à forme sentimentale, La Gnose, n°9, juillet-août 1910.

[13] R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, op.cit.

[14] Lorsque l’on songe que Guénon se refusa toujours à lire sérieusement les rhénans (Suso, Tauler, Eckhart, etc.), ainsi que les principaux mystiques et docteurs de l’Église dont il n’avait qu’une connaissance superficielle, on s’explique beaucoup mieux certaines prises de positions assurément bien étonnantes.

Image Livre

René Guénon

et le

Régime Écossais Rectifié

La Pierre Philosophale, 2019, 330 pages.

 

La Tradition d’Abel « non-apocryphe » et celle « apocryphe » de Caïn

Dans l’article mis en ligne par Jean-Marc Vivenza, annonçant la réédition, revue et augmentée de son étude consacrée à «René Guénon et la Tradition primordiale », une lumière tout à fait essentielle nous est proposée qui n’avait jamais été exposée de façon si précise depuis le XVIIIe siècle et c’est un point sur lequel il faut insister, portant sur ce qui sépare et distingue depuis les premiers siècles, la postérité d’Abel de celle de Caïn.

Comme il nous est dit : «La Tradition se divisa quasi immédiatement, et ce dès l’épisode rapporté par le livre de la Genèse, lors de la séparation qui adviendra entre le « culte faux » de Caïn et celui, « béni de l’Éternel », célébré par Abel le juste. Le culte de Caïn, en effet, uniquement basé sur la religion naturelle, était une simple offrande de louange dépourvue de tout aspect sacrificiel, alors que le culte d’Abel, qui savait que depuis le péché originel il n’était plus possible, ni surtout permis, de reproduire la forme antérieure qu’avaient les célébrations édéniques, donna à son offrande un caractère expiatoire qui fut accepté et agréé par Dieu, constituant le fondement de la « Vraie Religion », la religion surnaturelle et sainte. » [1]

Le culte « béni de l’Éternel », célébré par Abel le juste.

Il en résulte une conséquence fondamentale pour toute les conceptions doctrinales qui tentent de poser un discours théorique sur la notion de « Tradition », ce qui, redisons-le encore, à notre connaissance depuis le XVIIIe siècle et les penseurs qui furent à la source de cette réflexion, en particulier Martinès de Pasqually (+ 1774), Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), n’avait jamais été expliqué de façon si claire : « De la sorte les deux cultes de Caïn et Abel vont donner naissance, dès l’aurore de l’Histoire des hommes, à deux traditions également anciennes ou « primordiales » si l’on tient à ce terme, mais absolument non équivalentes du point de vue spirituel. Si l’on en reste au simple critère temporel, comme le fait Guénon dans sa conception de la Tradition, sans distinguer et mettre en lumière le critère surnaturel, alors il est effectivement possible d’assembler, sous une fausse unité, ces deux sources pour en faire les éléments communs d’une univoque et monolithique  « Tradition primordiale » indifférenciée, se trouvant à l’origine de toutes les religions du monde, égales en ancienneté et « dignité », puisque issues d’une semblable souche méritant le même respect et recevant le même caractère de sacralité. » [2]

A ces deux cultes, l’un d’Abel et l’autre de Caïn, correspondent donc deux traditions ennemies que tout sépare et va opposer au cours de l’Histoire, se livrant une lutte incessante expliquant pourquoi il ne peut y avoir de conciliation entre ces deux « voies » antagonistes.

« Tubalcaïn » est le fils de Lamech et de Tsillah,

descendant de Caïn, il est « l‘ancêtre

de tous les forgerons en cuivre et en fer. » (Genèse IV, 22). 

On doit donc être vigilant sur le plan spirituel, afin de ne point se laisser entraîner vers les domaines issus de la tradition réprouvée de Caïn, faute de quoi on risque d’être conduit vers des horizons très éloignés de la véritable initiation. On sait d’ailleurs combien Willermoz, conscient de cette possible déviance, fut amené à prendre une décision importante sur ce point, puisque le 5 mai 1785, par une décision entérinée par la Régence Écossaise et le Directoire Provincial d’Auvergne, fut écarté le nom de « Tubalcaïn » des rituels du Régime Écossais Rectifié, « Tubalcaïn » étant le fils de Lamech et de Tsillah, descendant de Caïn, il est « l’ancêtre de tous les forgerons en cuivre et en fer. » (Genèse IV, 22). [3]

C’est pourquoi, ainsi que le souligne Vivenza : « Il est évident, et extrêmement clair, qu’il y a une grave erreur à confondre en une seule « Tradition » deux courants que tout oppose, deux cultes radicalement différents et contraires, antithétiques, l’un, celui de Caïn, travaillant à la glorification des puissances de la terre et de la nature (et donc des démons qui, pour être des esprits, n’en sont pas moins des « forces naturelles »), visant au triomphe et à la domination de l’homme autocréateur, religion prométhéenne s’exprimant par la volonté d’accéder par soi-même à Dieu, (les fruits de la terre, à cet égard, symbolisant les antique mythes païens), l’autre, à l’inverse, celui d’Abel, fidèle à l’Éternel et à ses saints commandements, conscient de l’irréparable faute qui entachait désormais toute la descendance d’Adam, et qui exigeait que soit célébrée par les élus de Dieu une souveraine « opération » de réparation, afin d’obtenir, malgré les ineffaçables traces du péché originel dont l’homme est porteur, d’être réconcilié et purifié par le Ciel. » [4]

« Abel se comporta comme Adam aurait dû se comporter

dans son premier état de gloire envers l’Eternel… »

L’analyse du concept de « Tradition » qui nous est exposée, se place donc dans la continuité exacte de Martinès de Pasqually qui, dans son Traité sur la réintégration des êtres, nous explique : « Abel se comporta comme Adam aurait dû se comporter dans son premier état de gloire envers l’Eternel : le culte qu’Abel rendait au Créateur était le type réel que le Créateur devait attendre de son premier mineur. Abel était encore un type bien frappant de la manifestation de gloire divine qui s’opérerait un jour par le vrai Adam, ou Réaux, ou le Christ, pour la réconciliation parfaite de la postérité passée, présente et future de ce premier homme, moyennant que cette postérité userait en bien du plan d’opération qui lui serait tracé par la pure miséricorde divine, ainsi que le type d’Abel l’avait prédit par toutes ses opérations à Adam et à ses trois premiers nés. » (Traité, 57).

S’impose dès lors une vérité importante : « Les deux « traditions » originelles antagonistes, correspondent à deux « religions », l’une naturelle (apocryphe) l’autre surnaturelle (non-apocryphe). Dès l’origine il y a donc, non pas une Tradition, mais deux « traditions », deux cultes, ce qui signifie deux religions, l’une apocryphe et naturelle reposant uniquement sur l’homme, l’autre non-apocryphe et surnaturelle plaçant toutes ses espérances en Dieu seul et en sa Divine Providence. La suite des événements n’aura de cesse de confirmer ce constant antagonisme, cette rivalité et séparation entre deux « voies » dissemblables que tout va en permanence opposer, les rendant rigoureusement étrangères et inconciliables. » [5]

Il y a donc pour chaque âme de désir, et c’est en cela que ce livre sur la Tradition primordiale est d’un intérêt supérieur du point de vue spirituel, lorsqu’on s’engage dans les domaines traditionnels, deux branches, deux « voies » issues de deux « rameaux » absolument différents et même totalement étrangers qu’il convient de savoir toujours distinguer et être capable de connaître en identifiant ce que sont leurs caractéristiques propres, pour ne pas se retrouver engager, souvent de façon inconsciente faute de disposer des connaissances nécessaires, dans une démarche tout à fait contraire à la quête des Vérités célestes.

L’Église latine propose à la vénération des fidèles

le juste Abel car il est une parfaite image préfiguratrice du Christ.

Une remarque nous apparaît de ce point de vue d’une grande aide, qui sera très utile pour chaque âme en chemin, qui pourra dès lors placer son itinéraire de vie intérieure sous les saintes bénédictions d’Abel le Juste :

« L’Église latine propose à la vénération des fidèles le juste Abel car il est une parfaite image préfiguratrice du Christ : « On découvre entre la victime de Caïn et le Sauveur du monde de nombreux et frappants traits de ressemblance. Abel innocent – vierge toute sa vie – nous fait penser à celui qui demandait un jour aux juifs, sans soulever une protestation : ‘‘Qui donc, parmi vous, pourrait me convaincre de péché’’, à celui que saint Paul appelle le Pontife saint, innocent, sans tâche, à tout jamais séparé des pécheurs. Abel pasteur de brebis, nous rappelle le Verbe incarné venant sauver le monde et se présentant à l’homme comme le Pasteur qui voudrait rassembler les brebis égarées et les réunir toutes dans un même bercail sous sa paternelle houlette […] Abel, mourant martyr du service de Dieu, est bien la figure de Jésus-Christ, crucifié pour avoir courageusement accompli la mission de régénération de l’humanité que son Père lui avait confiée […] Abel fut d’ailleurs canonisé par le Sauveur lui-même, qui, dans l’Évangile, l’appela un jour: ‘‘Abel le Juste’’. Aussi, son nom revient souvent dans la sainte liturgie. À la messe tous les jours, le prêtre rappelle à Dieu le sacrifice ‘‘d’Abel son enfant plein de justice’’ et aux litanies des agonisants on recommande à saint Abel l’âme qui va quitter ce monde.» (Fête d’Abel le Juste, le 30 juillet). » [6]

Abel, mourant martyr du service de Dieu,

est bien la figure de Jésus-Christ, crucifié.

On ne saurait trop conseiller, notamment aux disciples de Martinès de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Baptiste Willermoz, d’autant plus s’ils ont placé leurs pas dans des structures initiatiques qui se prétendent héritières de l’enseignement des Maîtres « passés », de conserver fermement en mémoire ces lignes de Jean-Marc Vivenza, afin de fuir, radicalement, les transmissions « apocryphes », afin de se consacrer et pour œuvrer au sein de la voie droite et sainte de la « Tradition » non apocryphe, qui est celle des élus de l’Éternel :

« À cet égard, l’Histoire du monde est devenue celle de la lutte acharnée et du combat irréductible entre deux semences antagonistes, deux postérités ennemies, deux «corps mystiques » radicalement différents et antagonistes ; lutte alternant les victoires et les défaites, les trahisons, les avancées et les reculs, les compromissions et les réactions. Les hommes assistent et participent, de ce fait, depuis la Chute, à un développement croissant et continuel de la religion naturelle réprouvée qui souhaite conquérir le Ciel par ses propres moyens, héritière, en raison de son insoumission et de son caractère criminel, de la postérité du serpent, contraignant les élus de l’Éternel qui constituent le « Haut et Saint Ordre », à une préservation attentive et soutenue des éléments du vrai culte, de la Vraie Religion, de la Tradition effective. » [7]


                  René Guénon et la Tradition primordiale,

2ème édition revue et augmentée, La Pierre Philosophale, 2017.

Notes.

1. J.-M. Vivenza, René Guénon et la Tradition primordiale, 2ème édition revue et augmentée, La Pierre Philosophale, 2017.

2. Ibid.

3. Cf. MS 5 868, n°73, Bibliothèque municipale de Lyon, Fonds Willermoz.

4. J.-M. Vivenza, René Guénon et la Tradition primordiale, op.cit.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. Ibid. Lire la suite