La revue Ultreïa, dans son n°7, du printemps 2016, propose un dossier sur le thème « L’ésotérisme, une voie pour notre temps ? » Plusieurs auteurs ont été interrogés à cette occasion : Bernard CHEVILLIAT, Françoise BONARDEL, Éric GEOFFROY, Julien DARMON, Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE, Roland HUREAUX et Jean-Marc VIVENZA.
Ce dernier abordant des thèmes propres à la voie saint-martiniste, citant Louis-Claude de Saint-Martin, Boehme, Jean-Baptiste Willermoz et Joseph de Maistre, il nous est apparu intéressant de reproduire quelques extraits de cet « Entretien » tout à fait passionnant, qui ouvre la pensée sur des horizons spirituels extraordinaires auxquels nos lecteurs ne seront pas, sans aucun doute, insensibles.
Les propos ont été recueillis par Florence QUENTIN, qui signe d’ailleurs dans ce numéro, un article ayant pour titre « L’ésotérisme s’invite à l’université ».
Aujourd’hui, qu’est-ce qui distingue une « société secrète initiatique », d’une société « discrète », ou même « intime » ?
S’il fallait définir ce qu’est, réellement, une « société secrète initiatique » aujourd’hui, je dirais une société qui maintient, conserve et pratique effectivement, et non virtuellement, des rites, un enseignement et un corpus symbolique, ignorés du plus grand nombre.
Cependant, ces « sociétés secrètes initiatiques » tendent de plus en plus à devenir de simples « sociétés discrètes », dont l’objet, de nature philosophique et sociale, est simplement de protéger les réflexions, les recherches, et les relations entre leurs membres, en habillant ces activités d’un décorum et de cérémonies issus, notamment en Occident, de la tradition des bâtisseurs, mais qui ne possèdent plus l’opérativité des anciennes organisations effectivement « initiatiques », les amenant à se définir d’ailleurs, à ce titre, comme des sociétés « spéculatives ».
Quant aux « sociétés intimes », il en existe de toutes sortes, en règle générale comportant très peu de membres, fondées sur des liens subtils, cultivant volontairement une distance d’avec les formes organisationnelles et administratives, se consacrant, pour certaines, à des pratiques que l’on cherche à soustraire à la curiosité (…), et pour d’autres, aspirant aux régions célestes, se vouant exclusivement à la prière, à la méditation, ou à des exercices pieux.
L’une des plus dignes d’intérêt dans cet ordre de « transcendance pieuse », est celle-là même dite « Société des Intimes », ou des « Indépendants », conçue par Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) au XVIIIe siècle dans le climat de l’illuminisme européen, qui publia ses ouvrages sous le nom du « Philosophe Inconnu », et dont il annonçait : « Cette ‘‘société’’ n’a nulle espèce de ressemblance avec aucune des sociétés connues » [1}] ; rajoutant : « C’est cette ‘’société’’ que je vous annonce comme étant la seule de la terre qui soit une image réelle de la société divine, et dont je vous préviens que je suis le fondateur.» [2]
« Cette ‘‘société’’ n’a nulle espèce de ressemblance
avec aucune des sociétés connues »
(Louis-Claude de Saint-Martin).
Comme René Guénon, vous faites donc une différence entre « société secrète » et « organisation initiatique » ?
Cette différence nous est imposée par l’Histoire, d’autant qu’en Occident, les stigmates de la modernité ont imposé, peu à peu et inexorablement, aux appareils structurels des « sociétés secrètes initiatiques », où qui l’étaient il y a encore quelques décennies et qui le sont de moins en moins et tendent, y compris de par leur propre volonté, à ne plus l’être, des formes fonctionnelles calquées sur le modèle des gouvernements profanes, ce que René Guénon (1886-1951) résume ainsi, en le déplorant : « en adoptant des formes administratives imitées de celles des gouvernements profanes, ces organisations ont donné prise à des actions antagonistes qui autrement n’auraient trouvé aucun moyen de s’exercer contre elles et seraient tombées dans le vide ; cette imitation du monde profane constituait d’ailleurs, en elle-même, un de ces renversements des rapports normaux qui, dans tous les domaines, sont si caractéristiques du désordre moderne.» [3]
Il en va, fort heureusement, tout autrement des « organisations initiatiques » authentiques, qui se sont conservées en fidélité, et œuvrent à ce que soient préservées les caractéristiques définissant une structure dépositaire de « l’influence spirituelle » requise. Elles dispensent réellement un enseignement et des méthodes capables « d’opérer » une transformation profonde de l’être, en lui donnant d’accéder « aux états supérieurs, et même, finalement, de conduire l’être au delà de tout état conditionné quel qu’il soit » [4], état obtenu par une « libération », ou, pour rester dans le climat terminologique de l’ésotérisme occidental, une « réintégration« , permettant de retrouver une dimension « supra-individuelle », c’est-à-dire, la « première propriété » et « puissance spirituelle primitive » d’Adam avant le chute.
Peut-on, dès-lors, encore parler d’initiation au sens de metanoia (changement profond, parfois radical) dans les sociétés « secrètes initiatiques » devenues des « sociétés discrètes » ?
Évidemment non. D’édification morale, de rappel du sens du devoir, de conscience civique, de respect du bien commun et de l’exemplarité de vie, d’apprentissage de la discipline et de l’acquisition des vertus humaines et chevaleresques, sans aucun doute, et c’est déjà fort bien. Mais, quant à « l’initiation », nous le savons, il s’agit de tout autre chose, que ne dispensent plus, et ne sont plus en mesure de dispenser faute d’en posséder les qualifications nécessaires, les « sociétés secrètes initiatiques » devenues « sociétés discrètes ». Les membres de ces organisations en ressortent généralement grandis, édifiés, émus par de belles cérémonies, frappés par le hiératisme des degrés et des grades provenant d’un lointain passé, parfois plus ou moins sensibles et ouverts à un « Principe transcendant », c’est un fait, mais quant à devenir un « initié », cela relève d’un tout autre ordre des choses.
À quel type de « Connaissance » ouvre alors une initiation authentique ?
Précisément à une « connaissance » qui relève du domaine de « l’inconnaissable », de « l’indicible », de « l’ineffable », de ce qui est « inaccessible » tant au raisonnement qu’à l’intelligence commune ; une connaissance, en quoi consiste précisément le « secret initiatique », permettant à l’être qui en fait l’expérience intimement, de parvenir à la vérité inconditionnée. Guénon parle, en évoquant ce chemin parsemé d’épreuves et de renoncements successifs, d’un domaine « incommunicable » : « il s’agit ici de quelque chose qui, dans son essence même, est proprement ‘‘incommunicable’’, puisque ce sont des états à réaliser intérieurement.» [5]
Il s’agit donc bien, en effet, d’une vraie « metanoia », soit l’avènement d’une transformation entière et radicale de l’être, faisant surgir, dans l’âme, ce que l’on peut considérer, à bon droit, comme une « vie nouvelle ».
En quoi cette initiation donne-t-elle accès à cette « vie nouvelle » que vous évoquez ?
La « vie nouvelle » survient, après un passage assumé et consenti de mise à mort du vieil homme, advenant après un long travail, vécu en conscience, de purification active et d’ascèse rigoureuse, qui permet à l’être d’accéder à son « centre » le plus intérieur, là où subsiste sa véritable nature incréée et indéterminée.
C’est la « science de l’homme » telle que définie par Joseph de Maistre (1753-1821) – qui fut membre du système initiatique, maçonnique et chevaleresque, établi en 1778 à Lyon par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) – et elle seule, qui est capable de faire accéder à la « vie nouvelle ». Toutefois, pour que cela advienne, il faut, concrètement, briser l’écorce externe de la fausse personnalité, afin d’atteindre au « noyau » enfoui derrière le brouillard généré par les ombres psychiques et le voile des apparences trompeuses. Maître Eckhart (1260-1328), cette citation ayant été, à juste titre, souvent reprise par Frithjof Schuon (1907-1998), n’hésite pas à soutenir : « Il faut briser la coque, pour que puisse sortir ce qui est caché dedans ; car si tu veux avoir le fruit, il faut que tu brises la coque. Si donc tu veux découvrir la nudité de la nature, il te faut détruire ses symboles, et plus tu vas loin, plus tu en approches l’essence. Quand tu en arriveras a l’Un, qui recueille toutes les choses en Soi, c’est la que ton âme devra rester.» [6]
« Si tu veux trouver la nature sans voile,
il faut briser toutes les images ;
plus on avance dans ce travail, plus on approche de l’Essence.»
(Maître Eckhart).
Il s’agit donc d’une mise à distance de l’égo, d’une ouverture de la conscience ?
Exactement, il s’agit de retrouver l’essence fondamentale de l’être dans sa pureté primitive, ceci nécessitant une « destruction » des fausses conceptions, des préjugés, des idées, et y compris des images que l’on se construit sur la transcendance et que dont l’imagination aime tant à emplir et à saturer l’esprit. Il faut donc entreprendre, si l’on peut dire, une «dés-imagination » (Entbildung) : « Si tu veux trouver la nature sans voile, dit Eckhart, il faut briser toutes les images ; plus on avance dans ce travail, plus on approche de l’Essence.» [7] Dans l’une de ses « Prières », Louis-Claude de Saint-Martin demande ainsi à Dieu de le libérer de la « région des images » : « Abolis pour moi la région des images ; dissipe ces barrières fantastiques qui mettent un immense intervalle et une épaisse obscurité entre ta vive lumière et moi, et qui m’obombrent de leurs ténèbres. » [8]
Cette aspiration à la distance d’avec les images provenant de l’incessante activité du mental, et qui forment un écran entre la réalité et la conscience de l’Absolu, rejoint, les affirmations de la tradition orientale sur la nécessité de la « non-pensée » – notamment dans la tradition du bouddhisme zen chez Dôgen Zenji (1200-1253), pour qui la « non-pensée » est la base de la pratique méditative [9].
La perspective ésotérique, qui cherche le sens intérieur et la « libération », relève-t-elle de la Philosophia perennis, « voie » commune à l’humanité, une voie de liberté face à la perspective exclusiviste et légaliste de l’exotérisme ?
La vision exotérique, enfermée dans une lecture souvent littérale des textes sacrés, en reste à une formulation positive (positiviste ?) de l’Être, sans accéder (et même s’y refusant de par une rigidité conceptuelle arrêtée et définie en des dogmes que l’on présente comme étant indiscutables et « intangibles »), à ce qui le dépasse, et qui est pourtant l’essentiel. Ce système a conduit le légalisme exclusiviste aux formes religieuses institutionnelles autoritaires, qui ont pu perdre, au fil du temps, tout lien avec la « connaissance » véritable et la condamnèrent même sévèrement au motif « d’hérésie ».
« Je dis qu’il est l’Un et, en même temps, le Néant Éternel ;
il n’a ni cause, ni commencement, ni lieu,
et il ne possède rien en dehors de lui-même ;
il est la volonté de ce qui est sans détermination.. »
(Jacob Boehme).
Or, le mystère initiatique ouvre précisément sur l’au-delà de l’Être et du non-Être, là où le langage est obligé de constater son impuissance, faute d’être en mesure de pouvoir traduire la réalité de ce qui dépasse toute formulation : en ce domaine, qui est celui de la pure métaphysique, immanence et transcendance, multiplicité et Unité, affirmation et négation, ainsi que l’ensemble des contradictions et des oppositions dialectiques, n’ont plus de sens ; cette « connaissance », de nature initiatique, participe donc, en effet, de la « non-dualité ».
La dimension impensable, in-conceptualisable, de « l’au-delà de l’Être et du non-Être », qui aboutit au « Rien suressentiel », a été formulée en Occident par Jacob Boehme (1575-1624), sous le nom de « Néant Éternel », équivalent au « Rien » pur, ce « Rien » qui, pour se connaître et se faire connaître, a été amené à se manifester : « Je dis qu’il est l’Un et, en même temps, le Néant Éternel ; il n’a ni cause, ni commencement, ni lieu, et il ne possède rien en dehors de lui-même ; il est la volonté de ce qui est sans détermination, il n’est qu’Un en lui-même ; il n’a besoin ni d’espace ni de place ; il s’engendre en lui-même d’éternité en éternité ; il n’a rien qui lui ressemble, et n’a aucun endroit particulier où il réside : l’éternelle sagesse ou intelligence est sa demeure ; il est la volonté de la sagesse et la sagesse est sa révélation.» [10]
Lorsqu’est appréhendé, connu et expérimenté en sa vérité, le « Néant Éternel », au bout d’un cheminement spirituel authentique, véritablement initiatique, «quand on quitte le château pour entrer dans la montagne » [11], alors, en vertu du principe unissant « connaissance » et « réalisation », l’être peut franchir vivant, dès ici-bas, les portes du Temple du « Parfait Silence ».
Propos recueillis par Florence Quentin
Ultreïa, n°7, printemps 2016.
Notes.
- L.-C. de Saint-Martin, Le Crocodile, Chant 14, 1799.
- Ibid., Chant 91.
- R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Éditions Traditionnelles,1946, p. 3.
- Ibid., p. 16.
- Ibid., p. 21.
- Maître Eckhart, Traités et sermons, trad. de F. Aubier et J. Molitor, Aubier Montaigne, 1942, p. 213.
- Ibid., p. 312.
- L.-C. de Saint-Martin,« Les dix Prières», in Œuvres posthumes, Letourmy, 1807.
- « Demeurez fermement en ‘‘samâdhi’’ et dans la pensée de la non-pensée. Comment penser le non-pensé ? C’est la non-pensée. Tel est l’art de zazen.» (Dôgen, Zazengi, in « Polir la lune et labourer les nuages», trad. J. Brosse, Albin Michel, 1998, p. 89). On notera, que la tradition occidentale ne manque pas, non plus, de maîtres prônant l’exercice de la « non-pensée », ou plus exactement du « penser à rien » (no pensar nada), tel Frederico Osuna (1492-1542), théologien espagnol de tendance scotiste, qui insista, dans sa direction spirituelle auprès de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582), sur « l’oraison de recueillement » afin de se détacher du créé, et mit l’accent sur la nécessité, dans cette oraison, de se « vider de toute opération », de toute représentation mentale afin de s’établir durablement dans le silence intérieur. « Ne rien penser, disait Osuna, c’est tout penser.»
- J. Boehme, Mysterium Magnum, I, 2., trad. S. Jankélévitch, Aubier Montaigne, 1945, pp. 55-56.
- « « Quand on quitte le château pour entrer dans la montagne, on sort d’un esprit pour entrer dans un autre. Entrer dans la montagne, c’est penser et ne pas penser. Abandonner le monde, c’est être sans pensée.» (Dôgen, Corps et esprit, trad. J. Cousin, Gallimard, 2013, p. 24).